Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

samedi 12 décembre 2015

Rossini - Il Viaggio a Reims

Opéra en un acte de Gioachino Rossini, livret de Luigi Balocchi (1825)

Direction : Daniele Rustioni - Mise en scène : Christoph Marthaler

Opernhaus Zürich, 11 décembre 2015


Crédit photo : Monika Rittershaus - Opernhaus Zürich
En un mot (version anglophone) : I ran (so far away)
En un mot (version francophone) : consternant

En route pour l'Opernhaus, et donc indirectement vers Reims, je faisais la rencontre inopinée d'un Milanais cherchant quel train le mènerait voir Rossini, et nous devisâmes sur le chemin de ce que nous pouvions attendre de la soirée. Pour ma part, j'évoquais mon inquiétude quant à la mise en scène, gardant toujours presque 10 ans après le souvenir cuisant d'une mise en scène des Noces de Figaro par Christoph Marthaler. Mon camarade milanais, lui, se réjouissait de voir l'Opernhaus prendre le risque de monter cet opéra peu joué, car demandant une solide distribution. Je ne l'ai pas revu, ayant fui à toutes jambes dès l'entracte. Je lui souhaite d'avoir eu la lucidité de m'imiter.


Huis clos


Il viaggio a Reims, ou le voyage à Reims en français, est un opéra burlesque écrit en 1825 et est considéré comme l'un des meilleurs opéras de Rossini, derrière bien entendu le Barbier de Séville, parmi les 39 qu'il composa (dont pas moins de 6 écrits en 1812, ce qui force le respect). Il demande un personnel important, l'orchestre étant accompagné d'un choeur et de pas moins de 14 solistes.

Il Viaggio a Reims fut écrit à l’occasion du couronnement du roi Charles X (à Reims donc). Il raconte les péripéties d’une bande disparate d’aristocrates de toute l’Europe, contraint de séjourner dans le même hôtel en attendant des chevaux frais pour continuer leur voyage et assister au couronnement. Tout comme dans La Bohème, l’intrigue est fort simple, et se contente de fournir matière à un petit nombre de péripéties qui font s’entrechoquer des personnages hétéroclites et joue du comique de situation. Un enchaînement de situations légères, cocasses, qui fournit sans doute une base suffisante pour en tirer un spectacle drôle, distrayant, et porté par une jolie partition. Sans doute, puisque Christoph Marthaler a ostensiblement décrété que lui, le livret, il s’en tamponnait l’oreille avec la babouche de l’indifférence. Et sans doute, parce que toute cette plaisanterie ne m’a pas vraiment fait rire.

Champagne sans bulles…


Coupons le son (pas forcément une mauvaise idée, on y reviendra), et imaginons que nous demandons à un quidam quel auteur est monté sur la scène de l’Opernhaus. A: Beckett B: Ionesco C: les Deschiens D: Rossini. Croyez-moi, peu de gens choisiront la réponse D, et pour cause, le début emprunte un peu aux Chaises, les chanteurs jouent comme la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, et on ne voit pas plus Godot qu’on n’atteint Reims.

Une approche qui pourrait être vaguement intéressante, mais rencontre quelques obstacles. En premier lieu, force est de reconnaître que Marthaler n’a ni le talent de Makeïeff ou Deschamps, ni celui de Ionesco ou Beckett. Ensuite, pour faire façon théâtre de l’absurde, il est préférable de choisir une pièce du répertoire, plutôt qu’une pièce ayant un scénario et des situations logiques, et son propre sens comique. A plus forte raison, un opéra de Rossini ne se prête vraiment, mais alors vraiment pas à ce genre de lubie.

Et d’un coup, ça coince. L’approche de mise en scène choisie par Marthaler ne convient absolument pas à l’oeuvre, mais celui-ci persiste, s’acharne, impose son idée fixe, quitte à étouffer complètement l’oeuvre ! L’opéra offre un matériel comique, mais Marthaler veut faire drôle à sa manière, et ignore complètement son sujet. L’opéra en est donc illisible, pollué par les interférences de la mise en scène, et Marthaler le relègue finalement au second plan, s’en désintéresse presque totalement, si ce n’est pour quelques ingérences, en faisant s’interrompre les chanteurs en plein aria pour les faire tousser, par exemple. Ce qui compte, ce n’est pas Rossini, c’est le cirque Marthaler.

Par conséquent, on a l’impression d’assister à un dîner où les adultes essayent de parler opéra, pendant qu’un sale gosse capricieux jette ses jouets par terre et crie à tue-tête sous la table.

Infantile caractérise d’ailleurs bien le genre de blagues dont nous inonde Marthaler : robinet farceur qui arrose le malheureux venu chercher un verre d’eau, fausse piscine dans lequel on fait semblant de nager le crawl, tas de manteaux sous lequel on se cache et on rampe sur la scène…  Ca vire même vulgaire, quand il exhibe deux femmes dénudées, à qui un chirurgien fantoche propose des implants mammaires. Quant aux rares gags un peu drôles, Marthaler les fait durer des minutes entières ou les répète 2 ou 3 fois de suite. Example : un personnage s’évanouit, une équipe médicale se rue sur scène, et se précipite non pas sur le personnage, mais sur un extra qui faisait le pitre en maillot de bain. On n’est pas chez les Monthy Pythons, mais pourquoi pas, cela tirerait un sourire, si le coup du faux malade ne durait pas 10 bonnes minutes, alors même que le livret a dépassé le sujet depuis longtemps.

A chaque idée de mise en scène, le trait est tellement appuyé qu’on voit presque Marthaler sur scène se tourner vers le public et nous dire, avec un clin d’oeil et un sourire satisfait, “vous avez vu ? Là, j’ai fait absurde”.

Le seul élément de l’opéra dont se sert vraiment Marthaler, c’est la variété de nationalité des personnages, pour faire passer sa mise en scène comme une oeuvre politique, dans ce qui semble être une métaphore de l’Union européenne pas bien fine : le livret campant une série d’aristocrates européens complètement caricaturaux dans leurs clichés nationaux, et ne s’en servant que pour le burlesque, on ne peut pas dire qu’on puisse en tirer une analyse très complexe ni même un peu intéressante sur l’Europe. Au contraire, cette vision caricaturale de l’Europe comme une série de clichés nationaux s’opposant les uns ou autres est plus le type de réduction populiste en vogue dans le Blick, que l’analyse qu’on espérerait attendre d’un intellectuel ayant travaillé à travers toute l’Europe (plus qu’en Suisse) au cours des 20 dernières années.

Ce n’est donc pas drôle, très vite lassant, rapidement exaspérant. Et surtout, cela bousille Rossini, qui était quand même ce pourquoi l’on venait.

…et Perrier flou


L’oeuvre, la partition, doivent donc lutter pour exister face à une mise en scène qui les ignore et qui attire à elle tout l’oxygène. Malheureusement, la direction, la distribution et l’orchestre sont loin d’être à la hauteur. Malgré tout le mal que je lui trouve, on se demande même parfois si la mise en scène n’est pas meilleure que la musique. 

Dans la distribution, seule Rosa Feola at Eduardo Rocha, dans les rôle de la poétesse Corinna et du Chevalier de Belfiore se distinguent, en offrant les seuls beaux moments musicaux. Le reste de la distribution est au mieux convenable, offrant une interprétation correcte mais sans aucune beauté, parfois passable, parfois pire comme pour Don Prudenzio (Roberto Lorenzi), qui peine à rendre sa caricature de basse profonde convaincante.

Côté orchestre, rien de remarquable si ce n’est des attaques aussi émoussées qu’un couteau à beurre. Il est de même difficile de flatter le travail du chef d’orchestre Daniel Rustioni, tant celui-ci semble peiner à trouver un quelconque équilibre entre l’orchestre, les choeurs et la distribution. Si les solos ou duos sont en général convenables (voire bons avec Feola et Rocha), dès que la partition devient plus complexe, la direction perd toute netteté, les différentes parties se recouvrant les unes les autres. Pour les parties faisant appel à la fois aux choeurs, à l’orchestre et aux solistes, ne nous parvient plus qu’un gruau sonore où plus rien ne se distingue plus.

Bal tragique sur la route de Reims : un mort



Que le temps m’a semblé long jusqu’à la libération de l’entracte ! En arrière-plan, un naufrage musical d’une ampleur pour moi inédite à Zürich. Au premier plan, un Christoph Marthaler qui s’agite à redéployer les mêmes lubies, les mêmes gimmicks recuits, les mêmes demi-provocations confites dans l’auto-satisfaction qu’il y a 10 ans, quand il trépanait les Noces de Figaro à l’Opéra Garnier à Paris. Le problème de la provocation, c’est qu’elle perd vite de sa nouveauté et que seule, elle n’apporte rien et n’a aucun intérêt. Comme Il viaggio a Reims ce soir. Un ratage qui fait un mort, la partition, puisqu'apparemment, quand on est Christoph Marthaler, Rossini, son opéra, on se le taille en biseau.


Swann


lundi 9 novembre 2015

Puccini - La Bohème

Opéra en 4 actes de Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Guiseppe Giacosa d'après Henri Murger (1896)

Direction: Giampaolo Bisanti - Mise en scène: Ole Anders Tandberg

Opernhaus Zürich,  5 Novembre 2015

Crédit photo: Judith Schlosser - Opernhaus Zürich
Mimi (Guanqun Yu) et Rodolfo (Michael Fabiano) - Crédit photo: Judith Schlosser


En un mot: exceptionnel


Après un Wozzeck décevant en septembre, c'est en traînant quelques peu les pieds que je me dirigeais jeudi dernier vers Sechseläutenplatz. Caprice, sans aucun doute, car après tout, musicalement, les spectacles dont j'ai fait ici la chronique ont tous été adéquats. Et malgré quelques accidents industriels, il y a aussi eu des mises en scène somme toute assez bonnes. Mais là est mon embarras : tout était soit bien ou assez bien. Je suis souvent sorti satisfait de l'Opernhaus lors de mes dernières sorties, mais jamais enthousiaste, jamais ému. Au contraire, ce jeudi, je ressortais absolument enchanté.


Génie opératique


Rodolfo, Marcello, Schaunard et Colline, quatre artistes sans le sou, partagent une mansarde dans le Paris de 1830. Rodolfo, le poète, et Mimi, une couturière habitant une chambre voisine, tombent amoureux l'un de l'autre. Marcello, le peintre, est encore amoureux de Musetta, chanteuse, qui l'a quitté pour une carrière de demi-mondaine. Mimi tombe malade, et sa condition se dégrade progressivement, le couple n'ayant pas les moyens pour les services d'un médecin ou le confort d'une chambre bien chauffée. Mimi meurt de consomption.

Paradoxalement, l'argument n'a rien de remarquable, et la partition ne se fait pas remarquer, mais l'ensemble forme pour moi un très grand opéra. L'histoire est simple, mais le livret en tire avec brio le matériel nécessaires à 4 actes sans creux ou temps mort. L'écriture des scènes est une merveille de consicion, le livret ne s'attarde jamais, il y a un merveilleux sens de l'action. La partition est quant à elle bonne, mais sans les démonstrations de virtuosité ou d'avant-gardisme qu'on attend en général d'un grand opéra du répertoire classique, mais son génie ne se révèle que combinée au livret : Puccini a mis sa partition au service de l'action, qu'elle accompagne et soutient, en particulier à travers un grand travail sur le rythme. Cette volonté de voir l'intrigue et le livret comme une pièce centrale, plus qu'un habillage de façade pour la musique, et la maîtrise virtuose du langage opératique par Puccini et ses librettistes font de La Bohème un opéra majeur.

La distribution et l'orchestre fournissent un travail absolument irréprochable, les interprètes étant tous excellents, dont bien entendu les deux rôles principaux, le ténor américain Michael Fabiano jouant Rodolfo, et la soprano chinoise Guanqun Yu incarnant Mimi. En plus du travail musical de très bonne facture, la distribution joue aussi très bien, atout non-négligeable pour la mise en scène complexe et dynamique d'Ole Anders Tandberg.

Sitcom/Tragédie


Mise en scène justement. A l'entracte, un seul doute me restait quand à la mise en scène. Les deux premiers actes sont légers et optimistes, l'intrigue devient sombre et tragique dans les deux derniers actes. Tandberg arriverait-il à mettre aussi bien en scène la partie tragique que la partie comique ?

La mise en scène de Tandberg ne s'accroche pas aux années 1830 comme dans le livret, et n'essaye pas non plus de moderniser le livret pour le porter à notre époque. Au contraire, l'univers qu'il invente est indifférent à l'époque, pouvant se placer à peu près n'importe quand entre le dix-neuvième et le vingtième siècle. La condition des artistes fauchés n'ayant finalement pas beaucoup évolué au fil des siècles, cela ne présente aucun inconvénient.

Dans les deux premiers actes, Tandberg soutient gaillardement le dispositif comique: c'est drôle, allègre, enlevé. Les quatre artistes et leur petit monde, leur insouciance et leur désordre, sont idéalement mis en lumière, l'univers glissant dans le deuxième acte, quand Mimi et les artistes sortent en ville, dans la fantaisie et le surréalisme, le tout dans un joyeux chaos. Par certains aspects, on a presque l'impression d'être devant une bonne mise en scène d'Offenbach, à ceci près que chez Offenbach, l'humour vient du burlesque et de l'absurdité des situations. Ici, il s'agit de présenter de manière visuelle l'état d'esprit d'une bande d'artistes insouciants, pauvres mais pourtant heureux, s'amusant du peu qu'ils ont et du monde qui les entoure : représenter de manière visuelle un état d'esprit et une condition, cette vie de bohème un peu fantasmée dont il est donc question. Cette partie comique crée aussi une connivence entre les spectateurs et les personnages, la salle et moi-même rions avec eux de bon coeur.

Dans les deux derniers actes, l'aspect surréaliste de l'univers ainsi que le désordre de la scène se maintiennent, mais prennent un sens différent alors que l'intrigue devient plus sombre : le caractère surréaliste du monde qui entoure les personnages devient le signe de leur décalage, leur isolement par rapport à la société, dont ils sont privés des conforts. Le chaos du décor, joyeux désordre et signe d'insouciance dans les moments heureux, devient soudain désolation et dénuement, alors que les artistes sont brutalement confrontés aux limites matérielles de leur insouciante vie de bohème quand l'un des leurs tombe à terre.

J'ai beaucoup aimé la mise en scène de Tandberg, qui accompagne à merveille le livret et la musique, et qui bénéficie aussi d'un excellent travail sur le décor (Erlend Birkeland) et les lumières, sans effets superflus, sans clichés en toc. Tout passe bien, quand bien même Ole Anders Tandberg offre une vision original de l'oeuvre. Plutôt qu'une banale représentation romantique de la vie d'artiste à Paris, il prend le risque d'un glissement progressif  dans le surréalisme, introduit des éléments de burlesque tout en parvenant à tenir les rênes d'une tragédie. Il utilise le chaos comme élément de mise en scène, mais son désordre est raisonné, motivé, et vient parfaitement soutenir l'oeuvre sans jamais perdre le spectateur. Le décor, et l'utilisation qu'il en fait, s'autorisent des audaces payantes : un rideau de théâtre au fond de la scène s'ouvre parfois révélant un extérieur fait de trois gros sapins blancs ridicules sur lesquels la neige tombe ; une simple porte et son encadrement apparaît parfois à l'arrière de la scène. Loin d'être un artifice inutile, tout vient compléter l'univers léger, surréaliste dans lequel s'égaient ou pleurent les personnages, et lui sert à établir de fortes métaphores visuelles (l'image de la porte puis les rideaux se fermant lentement l'un après l'autre sur les dernières mesures, pendant que tous pleurent Mimi, est absolument poignante).

Chose merveilleuse à l'opéra, on ressent immédiatement une vraie empathie pour les personnages, une tendresse, une complicité. De par le génie de Puccini et de ses librettistes, de Tandberg et de ses équipes, des interprètes, La Bohème parvient à charmer le spectateur : oui, dans le premier duo entre Rodolfo et Mimi, on tombe amoureux et on se met en couple en 5 minutes, mais cela nous semble merveilleusement juste et logique.

Tout compris


En règle général, le but d'une critique est de présenter avec nuance les forces et faiblesses du sujet. La tâche est ici différente, puisqu'il s'agit de communiquer et surtout justifier mon enthousiasme sans bornes, car le metteur en scène, la distribution, le chef et l'orchestre, et tous ceux impliqués dans cette production, méritent vraiment un bel hommage.

J'ai eu beau chercher, je ne trouve strictement rien de négatif que je puisse dire. C'est une production excellente sous tous ses aspects, que je recommande absolument : vous qui lisez ces lignes, dépêchez-vous de prendre vos billets, vous y perdriez vraiment à passer à côté de cette Bohème.


Swann



Bellini - Norma

Opéra en 2 actes de Vincenzo Bellini, sur un livret de Felice Romani

Direction : Giovanni Antonini - Mise en scène : Patrice Caurier & Moshe Leiser

Opernhaus Zürich, 18 Octobre 2015


Évènement musical de l'automne, coup de tonnerre sur la vie culturelle zurichoise: la production du Festival de Salzbourg de Norma, sous la houlette de et avec Cecilia Bartoli, fait étape dans notre jolie ville. Frisson, impatience et jubilation chez les amateurs locaux. L'Opernhaus a donc mis les petits plats dans les grands, en demandant à l'orchestre de se serrer un petit peu dans sa fosse, histoire de gagner deux rangées de fauteuils (d'orchestre), et en faisant de chaque soirée une "représentation de gala", comprendre des billets vendus à un prix franchement indécent. Les 4 représentations affichant complets, on peut d'ors et déjà affirmer que Norma fut un grand succès commercial. Mais qu'en est-il du plan musical ?

Evidemment, l'engouement du public pour les billets tenait en bonne partie à la présence de Cecilia Bartoli dans le rôle-titre. Logiquement, lorsqu'un quidam vint expliquer que Cecila Bartoli avait un petit coup de froid, ça en a mis un, de froid, dans la salle : on venait pour Norma avec Cecilia Bartoli, on nous annonce Norma avec une Norma enrhumée.  Et bien c'était malgré tout plutôt pas mal !

Norma, donc, est un opéra italien crée à la Scala de Milan en 1831, composé par un compositeur clef de l'opéra romantique et du bel canto, Vincenzo Bellini, compositeur météore, nous ayant laissé malgré sa courte carrière (il mourut à 33 ans) quelques opéras parmi les plus joués du répertoire lyrique.

Nos ancêtres les Gaulois


En 50 avant Jésus-Christ, la Gaule est occupée par les Romains. Norma, grande prêtresse druidique, découvre que le proconsul,  Pollione, dont elle a eu deux enfants, est tombé amoureux d'Adalgisa, prêtresse druidique en formation. Au même moment, les Gaulois débattent d'un soulèvement contre l'envahisseur. Voici donc pour la trame, et, soyons francs, le livret est en premier lieu pas très bon, et deuxièmement tout de même très tarte. On s'estime heureux que la mise en scène moderne de Caurier et Leiser nous épargnent les druides en costume, les serpes d'or et la cueillette du gui à la pleine lune !

En revanche, c'est un opéra qui m'a beaucoup plu sur le plan musical : si l'on ne retient souvent de Norma que le célèbre air Casta diva (une histoire de gui et de pleine lune), la partition dans son ensemble est très belle, avec une grand soin apporté à la partition du choeur et de l'orchestre.

Musicalement, la représentation à laquelle j'ai assisté était sans doute particulière, avec la soprano-titre en convalescence, mais cela laissait l'oeuvre se présenter sous un angle tout à fait intéressant. De fait, Cecilia Bartoli était en retrait, mais elle parvenait néanmoins à délivrer une prestation d'excellente facture, techniquement propre, mais sans émotion, sans envolées flamboyantes. Par conséquent, plutôt que d'attirer toute la lumière à elle, comme elle aurait pu le faire "en forme", Cecilia Bartoli se trouvait donc dans une position où elle mettait plus en valeur ses partenaires qu'elle-même. Ce qui, devant la qualité des interprètes, du choeur et de l'orchestre, fonctionnait très bien aussi.

Tout d'abord, les interprètes: une très bonne Adalgisa (Rebeca Olvera), un très bon Pollione (John Osborn). Peter Kalman certes un peu en dessous dans le rôle du druide d'Oroveso.

Ensuite l'orchestre, l'ensemble baroque La Scintilla, sous la baguette de Giovanni Antonini, apportait une très belle interprétation et de très belles sonorités à la partition. Sur Casta diva, en particulier, la délicatesse avec laquelle l'air était repris en sourdine par l'orchestre et les bois m'a plus ému que l'air lui-même.

Enfin, une très belle surprise avec les choeurs de la Radio-télévision Suisse italienne, excellents dans leur partition.

C'est sans doute la grande différence de cette production : là où souvent le choeur et l'orchestre ne fournissent qu'un support, ou ne sont qu'auxiliares par rapport aux airs, solos, duos ou trios, la qualité de leur interprétation les placent ici au même niveau que les personnages.

Musicalement donc, une très bonne soirée, que la défaillance de Cecilia Bartoli n'a pas ternie.

Un village français


Mon constat est quelque peu moins laudatif concernant la mise en scène. Ne soyons toutefois pas méchants avec Patrice Caurier et Moshe Leiser : leur mise en scène ne nuit pas à l'oeuvre, et nous épargne les cérémonies druidiques en costume, et c'est déjà bien.

Ceci étant dit, je n'ai pas trouvé que la mise en scène avait grand intérêt non plus. Le parti-pris choisi est de replacer l'intrigue en 1942 dans un village français, sous l'occupation allemande. Les rôles sont re-distribués, le proconsul devient un gestapiste galloné, les druides, un groupe de résistant. Ce qui ne fonctionne pas tout à fait.

Je comprends pleinement la volonté de changer complètement de cadre par rapport au livret. Le livret étant après tout consternant, on n'y perd que peu. Cependant, il faut faire attention à ce que la greffe puisse prendre. Or, mélanger des druides rebelles avec le scénario d'un épisode d'Un village français aurait nécessité quelques précautions pour maintenir la cohérence. Par exemple, il est assez cocasse de voir le choeur passer à tabac à coup de crosses, puis enterrer un soldat allemand. D'une part, l'un des thèmes de l'intrigue est de savoir si les Gaulois vont décider de prendre les armes ou non, alors que le choeur est déjà armé jusqu'aux dents. D'autre part, en dérouillant le soldat, le choeur chante "Norma vient, sa chevelure est ceinte de verveine aux mystères consacré". Malaise.

De plus, l'intrigue se base sur des amours interdits entre camps plus ou moins rivaux, une version triangulaire de Roméo et Juliette en quelques sorte : chaque personnage a une grandeur tragique, car pris malgré lui dans un conflit, ou une position sociale, qui les dépasse et leur impose des contraintes qui n'ont pas de raison d'être. En faisant de l'un des camps une incarnation du mal (ici, Rome transformée en Gestapo), et en faisant d'un des personnages, Pollione, un de ses officiers, donc un agent actif plutôt qu'un simple pion victime du conflit, on brise la construction tragique du triangle amoureux.

Ainsi, je ne trouve pas intéressant le choix de 1942 en France comme nouveau cadre pour Norma, mais l'impact de la mise en scène reste limité, fort heureusement.

Offre et demande


Il s'agissait donc d'une Norma inatendue mais somme toute fort plaisante qui se donnait à l'Opernhaus la semaine dernière. Malgré une Norma convalescente et une mise en scène style SFP parfois un peu aux fraises, un beau moment musical. Le public semblait conquis, applaudissant à tout rompre à la moindre pause ou temps mort, avec une frénésie un brin excessive qui semblait proportionnelle au prix des billets. Imaginez ! Mon voisin, quand il finissait d'applaudir lui-même, en venait à se boucher les oreilles le temps que l'excitation retombe !


Swann

dimanche 4 octobre 2015

Forsythe / Kylián / Naharin

In the middle, somewhat elevated - William Forsythe
Gods and Dogs - Jiří Kylián
Minus 16 - Ohad Naharin
Opernhaus Zürich, 2 octobre 2015


Pornpim Karchai - "In the middle, somewhat elevated" de William Forsythe - Crédit photo : Grégory Batardon


La première création de la saison du Ballet de l'Opernhaus s'approprie trois chorégraphies contemporaines issues des 3 dernières décades. Trois styles distincts, et finalement trois opinions assez distinctes.


Fortuites asymétries


In the middle, somewhat elevated, créée en 1987 par le ballet de l'Opéra de Paris, est la chorégraphie la plus connue de William Forsythe, et bientôt 30 ans après sa création, elle restait vendredi soir un ravissement sous les pas des danseurs du Ballet de l'Opéra de Zürich. Sur une musique électronique lente, rythmique, de Thom Willems, Forsythe se joue à déconstruire le langage chorégraphique classique pour le reconstruire en prenant le spectateur au dépourvu : les danseurs sont figées, fixes et désarticulés comme des automates, puis soudain un enchaînement, très rapide, complexe, si fluide, enfin de nouveau, cette rigidité d'automate. Ces ruptures de rythme, ces contrastes entre fluidité et rapidité, puis rigidité mécanique, sont une constante de la chorégraphie. Un deuxième élément clef est l'absence de schéma, de symétrie dans les déplacements, les combinaisons de danseurs, qui pourraient rendre la chorégraphie prévisible. A chaque instant, un nouvel élément perturbateur vient raviver l'intérêt, créer la surprise: un danseur traverse soudain la scène en marchant, deux danseurs soudain dansent à contre-temps des autres, un danseur développe un motif complètement différent dans la pénombre de l'arrière-scène, un danseur soudain rompt l'alignement avec deux autres et s'éloigne en diagonal... Sous cette structure, il reste les mêmes pas, la même base de ballet néo-classique, avec ici des enchaînements très purs, très techniques, très rapides, les éléments constitutifs d'une très bonne chorégraphie. Le génie de Forsythe vient ici de la manière dont il reconstitue un langage chorégraphique et ré-assemble ces composants, de telle manière à ce que le spectateur soit à chaque seconde surpris, étonné, ravi, par chaque nouveau pas, par chaque nouvelle bifurcation : je me suis surpris à sourire largement pendant une longue partie de la chorégraphie. La complexité et la rapidité des enchaînements exige beaucoup des danseurs, et on remarquait quelques fois que les enchaînements n'étaient pas aussi complètement fluides que nécessaire, mais ce ne fut là qu'une détail très mineur de ce très beau ballet. Dès le premier entracte, la soirée avait déjà était bien employé.


Technique sans émoi


Après mon enthousiasme pour Falling angels de Jiří Kylián la saison dernière, et encore tout à ma félicité après In the middle, j'attendais le deuxième ballet de la soirée, Gods and Dogs, du même Jiří Kylián, avec impatience. Las, quelle déception ! Pourtant, c'est un ballet technique, complexe, exigeant, qui était très bien dansé. Mais j'y suis resté complètement indifférent, malgré mes efforts pour m'y intéresser : il me manquait un fil conducteur, une cohérence ou peut-être une émotion que j'ai cherché en vain. De fait, les enchaînements me semblaient n'être que de simples démonstrations de prouesse techniques, froides, enchaînées les unes après les autres. Je suis resté finalement plus sensible à la scénographie qu'à la chorégraphie en elle-même : comme pour Falling Angels, je suis resté admiratif de la manière donc Kylián parvient à obtenir une richesse d'effets d'un décor pourtant très simple (une expertise qui manquait clairement dans le Wozzeck de cette rentrée). Finalement, une chorégraphie technique, oui, certainement, et bien dansée. Mais il devait manquer quelque chose, et je passais donc complètement à travers.


La plaisanterie


Minus 16 est un assemblage d'extraits d'oeuvres antérieures d'Ohad Naharin, et constituait une sorte de contre-point, façon face B à In the middle, en déconstruisant là aussi le langage chorégraphique, d'une manière moins sérieuse, et, disons, plus conviviale : la lumière de la salle reste allumée une bonne partie du ballet, le public rit, applaudit, participe même quand les danseurs du ballet viennent se choisir des partenaires dans le public qu'ils ramènent sur scène. On alterne segments loufoques, improvisés ou non, modernes ou classiques, sur une variété de musiques, cha-cha, musique traditionnelle israélienne, grosse musique électronique de boîte de nuit... C'est amusant, distrayant, rafraichissant, assez beau même, comme ce passage où les danseurs jouent des contrastes de couleur de leurs vêtements, et de l'effet visuel de 15 danseurs lançant simultanément au milieu de la scène veste ou chapeau, ou comme ce pas de deux sur un extrait de Vivaldi. La partie où des membres du public se retrouve sur scène est à la fois drôle, exigeante, intéressante, originale, elle est assez réussie. Pourtant, même si l'on rit bien, il subsiste quelques écueils. Le premier est une banal soucis de consistance : Minus 16 est une suite d'extraits disparates, et on cherche sans qu'on la trouve une cohérence dans l'assemblage. Deuxièmement, la longueur : Naharin répète ses motifs, appuie le trait bien plus que nécessaire, et lasse par conséquent. La chorégraphie ne souffrirait pas si elle était condensée pour être 40% plus courte. Mais finalement, le principal problème est peut-être que l'exercice est un peu vain. Certes, on rit.  Certes, il est bon de décomplexer le ballet, de ne pas prendre la chose trop au sérieux, c'est un message valable. Mais là où In the middle pouvait légitimement prétendre avoir eu un réel impact sur la danse contemporaine, Minus 16 est plus un coup de pied dans un cocotier en plastique : c'est amusant mais ça ne secoue pas grand-chose, et ça sonne un peu creux.

Swann

Remarque: la bande-annonce de l'Opernhaus ne rend absolument pas justice à la chorégraphie de Forsythe

Corigliano - Conjurer

"Orchestermagie"

John Corigliano - Concerto pour percussionniste et orchestre à cordes "Conjurer"

Igor Stravinsky - Symphonie des Psaumes

Maurice Ravel - Alborada del gracioso & Boléro

Direction : Lionel Bringuier - Percussions :  Martin Grubinger

Tonhalle Zürich, 23 septembre 2015


Quelques mots sur l'un des concerts de rentrée de la Tonhalle, à savoir Orchestermagie. Un choix d'oeuvres surprenant dont la pièce forte est sans aucun doute possible "Conjurer", le concerto pour percussionniste du compositeur américain John Corigliano. Composé en 2008 pour la percussionniste écossaise Evelyn Glennie, Conjurer était ce soir interprété par un autre prodige, l'Autrichien Martin Grubinger.

S'exprimant sur son concerto, Corigliano soulignait la difficulté de faire du percussionniste le soliste, de part la multitude d'instruments différents que celui-ci maîtrise. Conjurer est sa solution au problème suivant: comment écrire un concerto pour percussionniste, dans lequel le soliste joue d'une multitude d'instruments, tout en restant toujours au premier plan de la partition, et où les mélodies sont introduites par le percussionniste et non pas par l'orchestre ?

L'oeuvre qui en résulte fait appel à 16 instruments ou batteries d'instruments différents (du tam-tam aux cloches tubulaires,  des cymbales au marimba), chacun des 3 mouvements du concerto se focalisant sur une grande famille d'instruments : bois, puis metal, puis peaux. La partition surprend par le contraste entre l'orchestre, jouant une partition de facture très classique, et la partition de percussions beaucoup plus moderne, radicale et violente, aux sonorités atypiques. Malgré ce contraste, l'orchestre et le soliste se répondent et s'accompagnent parfaitement.

Le rôle du soliste paraît terriblement exigeant, le percussionniste devant enchaîner les séquences demandant d'abord une grande délicatesse, puis une extrême rapidité, tout en devant changer continuellement et très rapidement d'instruments et de technique. Et si Martin Grubinger, virtuose, semblait plus heureux qu'aucun autre interprète qu'il m'aie été donnée de voir de pratiquer son art, je n'avais jamais vu aucun interprète devoir déployer une telle énergie physique et faire preuve d'un tel engagement dans l'oeuvre.

Dans tous les cas, Grubinger et le Tonhalle Orchester, dirigé comme de coutume par Lionel Bringuier, firent une interprétation brillante de ce beau et atypique concerto,  à la singulière intensité : chose que je n'avais encore pas ressenti à un concert, à la dernière note posée, j'ai eu l'impression de sortir d'une longue apnée et d'avoir besoin d'un palier, d'une pause pour reprendre mon souffle.

D'une certaine manière la fade interprétation de Stravinsky avait au moins le mérite de laisser reprendre son souffle tranquillement avant les deux morceaux de Ravel, où Lionel Bringuier prouvait avec brio à quel point l'extrême précision est la clef du Boléro : un message très bien entendu par les cordes, nettement moins côté tuba.

Swann

jeudi 17 septembre 2015

Berg - Wozzeck

Opéra en 3 actes d'Alban Berg, d'après Woyzeck de Georg Büchner

Direction: Fabio Luisi - Mise en scène: Andreas Homoki

Opernhaus Zürich, 16 septembre 2015




L'Opernhaus décide de rouvrir ses portes pour cette saison avec une appètance certaine pour les opéras en langue allemande du début du vingtième siècle, la reprise d'Elektra, pour lequel je vous conseille fortement de lire ma critique avant de faire un geste inconsidéré (comme acheter un billet), ainsi que Wozzeck, notre sujet pour cet article.

Alban Berg, pour son premier opéra, s'est basé sur une pièce laissée inachevée par Georg Büchner à sa mort, dont Berg a extrait 15 scènes. Inspiré d'un fait divers survenu en 1821, l'opéra suit les malheurs du malheureux soldat Wozzeck: pauvre, houspillé par son capitaine, Wozzeck sombre lentement dans la folie sous l'effet des expériences du docteur, qui l'utilise comme cobaye, pendant que sa maîtresse le trompe avec le tambour-major. A bout, Wozzeck la poignarde, et se noie en tentant de cacher l'arme du crime au fond d'un lac. Un livret tragique, sombre, dans lequel les traits des personnages qui entourent Wozzeck sont exagérés, distillés jusqu'au grotesque.`

Considéré comme le premier opéra atonal, recourant fréquemment au parlé-chanté, Berg a aussi pris le pli de recourir pour chaque scène à une technique musicale distincte. Ainsi, tant par son livret éclaté que par ses choix musicaux avant-gardistes, Wozzeck est une œuvre très moderne, mais difficile d'accès.

La nouvelle production que l'Opernhaus nous propose est musicalement irréprochable. Dans le rôle titre, Christian Gerhaher livre une très belle prestation et parvient, malgré le peu de marges offertes par la mise en scène, à réellement faire vivre son Wozzeck. L'ensemble de la distribution ainsi que la philharmonie de Zürich se jouent quant à eux avec les honneurs de la partition. Pour les seconds rôles, notons la performance de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke dans le rôle du Capitaine (Hauptmann) qui du grotesque de son personnage fournit une interprétation tout à la fois drôle et touchante, en tourmenteur involontaire mais pourtant bien intentionné du pauvre Wozzeck.

La mise en scène par l'absurde


De toute évidence, Wozzeck est une ouvre délicate pour un metteur en scène. Comment monter 15 scènes plus ou moins indépendantes, s'enchainant en une seule heure et demi ? Quel décor bâtir ? Quels enchaînements ? Comment gérer trois formations orchestrales différentes sur scène ? Andreas Homoki apporte une réponse relativement simple, simpliste peut-être, radicale, courageuse peut-être: ne pas mettre en scène.

Que faut-il entendre par "ne pas mettre en scène" ? Un minimalisme absolu. Pas de décor, toujours la même lumière ou presque. Peu, presque pas de jeu de scène pour les personnages. Pas de fanfare sur scène, ni aucun des autres groupes de musiciens prévus par le livret. Une économie d'effet poussée jusqu'à l'absurde.

Pour le décor donc, rien, ou si peu: les spectateurs ne voient la scène qu'à travers un large cadre, aux bords peints en jaune. Derrière ce premier cadre, 5 autres, de plus en plus étroits, s'échelonnent parallèlement au premier jusqu'au fond de la scène. Cela donne vaguement un air de théâtre de marionnettes à la scène, et la mise en scène sera entièrement basée sur cette vision des personnages entourant Wozzeck comme de grotesques marionnettes (via le maquillage, les costumes et les perruques).

Malheureusement, le décor pose un gros problème. En premier lieu, ce n'est pas très beau. Ensuite, cela ne donne aucun contexte sur l'action. Mais surtout, le décor limite considérablement les possibilités: les personnages sont coupés à mi-corps, et leurs seules options sont de se déplacer de gauche à droite entre les cadres, ou bien de les enjamber. Ce qui n'offre pas de grandes possibilités dramatiques.

Andreas Homoki a visiblement essayé de compenser par une débauche de figurants pour essayer d'apporter un peu de contexte et de variété sur scène, tout en gardant les thèmes du grotesque et de la pantomime. A une ou deux reprises, le procédé fonctionne et permet de passer brièvement outre les limitations qu'impose le décor: le médecin se démultipliant en une armée de clones étouffant Wozzeck de son autorité. Ou bien les figurants, en soldats, debout de profil, un oreiller appuyé sur la tempe comme métaphore de la caserne endormie. Las, pour le reste, les interventions des figurants tombent à plat.

Enfin, Andreas Homoki pousse son concept jusqu'à l'absurde: un personnage demande-t-il à Wozzeck pourquoi sa main est couverte de sang, après le meurtre de Marie ? Pas de sang. Le livret laisse Wozzeck se noyer dans un lac, ses cris effrayant les autres personnages, qui prennent la fuite ? Wozzeck sort silencieusement par le fond de la scène.

Service minimum


Comment juger la mise en scène d'Andreas Homoki ? Doit-on louer son minimalisme, son effort d'épure ou pourquoi pas le faible coût du décor en ces temps de crise financière ? Hélas non. Tout laisser à l'imagination du spectateur me paraît une approche relativement paresseuse de la mise en scène, en premier lieu : Homoki, confronté à une œuvre certes difficile, a limité ses efforts d'interprétation à une unique métaphore filée, Wozzeck contre les marionnettes, et a nivelé par le bas tout le reste.

Ensuite, et c'est mon grand reproche, ce n'est malheureusement pas tant l'imagination du spectateur que sa mémoire qui est sollicitée: dans une telle mise en scène, l'œuvre devient illisible sans une très bonne connaissance du livret pour parvenir à suivre le fil forcément décousu de la narration. Comment, autrement, comprendre qu'Andres coupe du bois dans la forêt avec Wozzeck, quand ce dernier est soudain pris d'hallucinations ? Comment comprendre que Wozzeck est en train de se noyer quand ce dernier a tout bonnement quitté la scène sans plus aucun bruit ? A part les paroles, souvent très elliptiques, aucun indice ne permet de différencier une caserne d'une forêt, un lac d'un pas de porche, une hallucination d'une taverne. Au delà de rendre incompréhensible l'enchainement de péripéties pour une bonne partie du public, l'absence de jeu, de décor, de mise en scène, fait qu'il est difficile de se prendre d'intérêt pour les personnages tant ceux-ci sont statiques : la mise en scène, le décor, brident complètement les possibilités des artistes, en dehors du chant. Christian Gerhaher s'en sort brillament, de même que le reste de la distribution, mais, pourtant, quel dommage de ne pas leur avoir laissé plus d'espaces !

En définitive, Andreas Homoki livre une mise en scène absurde, dans laquelle on a souvent le sentiment d'encore moins comprendre bien que Wozzeck ce qui lui arrive, alors que ce dernier est en train de sombrer dans la folie. En résulte une lecture illisible, lourde, et qui rend l'œuvre encore plus difficile d'accès qu'elle ne l'est, au détriment du beau travail des interprètes et de l'orchestre. Une opinion qui semblait partagée par le reste de l'audience tant les applaudissements furent mous, si ce n'est pour les interprètes principaux et pour le chef d'orchestre Fabio Luisi.

Swann

mardi 15 septembre 2015

Strauss - Elektra

Opéra en 1 acte de Richard Strauss, sur un livret d’Hugo von Hofmannsthal (1909)

Direction : Lothar Koenigs– Mise en scène : Martin Kusej

Opernhaus Zürich, 3 Juillet 2015




L’Opernhaus reprenant Elektra à la rentrée, je me sens une sorte d’obligation morale de publier cette critique pour qui la trouvera : le public gagnerait à savoir à l’avance ce dont il en retourne. Voici donc une bouteille à la mer, qui j’espère atteindra quelques amateurs d’opéra zurichois avant qu’ils ne prennent leur billet.

Changeant de lieu et d’époque, passons donc de Verdi à l’opéra allemand du début du vingtième siècle avec Elektra, œuvre proprement singulière. Singulière tout d’abord par son livret : il se base non pas sur la tragédie antique de Sophocle, mais sur une réécriture moderne de la pièce, initialement pour le théâtre, par Hugo von Hofmannsthal, avec qui Strauss travaillera à de multiples reprises par la suite. Le livret se caractérise avant pour son inhabituelle richesse et sa complexité, ainsi que par sa violence et sa profonde noirceur, tant dans la violence des relations entre les personnages, la haine et l’obsession d’Electre approchant de la folie, que dans la violence de son dénouement (même pour les Atrides, pourtant coutumiers des bains de sang) : un massacre, une purge politique. Une lecture moins sage, plus radicale que celle faite par Sophocle de cette page de la mythologie grecque. Radical aussi sur la forme, les règles de l’unité de temps et de lieu étant rarement appliquées aussi rigoureusement : une cour du palais pour unique cadre, et une histoire se déroulant sur deux heures, sans aucune ellipse ou pause.

Oeuvre singulière ensuite sur le plan musical, Elektra étant doté d’une partition très complexe, très moderne pour son temps, nécessitant un large orchestre. Le rôle-titre est aussi l’un des plus exigeants pour une soprano lyrique : le personnage d’Electre est le pivot de la pièce et doit interpréter une partition difficile, sans jamais sembler bénéficier de plus de 5 minutes entre deux airs, et restant sur scène une très grande partie du temps, durant les presque 2 heures que dure l’œuvre, sans entracte. Ainsi donc, tant du point de vue musical que de celui de la dramaturgie, Elektra en tant qu’œuvre m’a énormément intéressé.

Festen


Mais résumons en quelques mots le livret, pour ceux n’étant pas au fait des complexes problèmes de famille de la noblesse grecque. L’action se passe donc dans la Grèce antique, chez les Atrides, la plus célèbre famille dysfonctionnelle de la mythologie grecque. Electre, comme chaque jour, vient dans la cour du palais de Mycènes pleurer la mort de son père, Agamemnon, roi de Mycènes, assassiné par sa femme, Clytemnestre avec l’aide de son amant (et selon certaines sources bien documentées cousin) Egisthe, et attend le retour de son frère, Oreste, qui viendra venger son père. Face à sa sœur Chrysothémis, l’enfant sage, Electre s’isole, stoïque, intraitable, à pleurer son père et ne veut aucun repos tant que le meurtre n’aura été vengé. L’opéra consiste en une succession de confrontations entre Electre et chacun des autres personnages, jusqu’à l’arrivée d’Oreste vengeur, qui assassinera d’abord Clytemnestre, puis son amant Egisthe, et qui enfin, avec ses partisans, massacrera les soutiens du couple régicide. L’opéra se termine alors que le massacre se poursuit, et qu’Electre, exultant, meurt soudainement, finalement consumée par sa vengeance.

Electre & Evelyn Herlitzius, seules


Pour l’aspect musical, on ne pouvait que se réjouir de voir le rôle principal incarné par Evelyn Herlitzius, largement considérée comme l’une des meilleures interprètes contemporaines du rôle. Elle parvient à exprimer à la fois la violence des sentiments d’Electre, mais aussi la fragilité d’un personnage porté au bord de la folie par son obsession. Capable d’une puissance toujours maîtrisée quand nécessaire, elle chante aussi avec une grande délicatesse les passages plus calmes de sa partition, et son interprétation parvient à habiter le personnage et ses émotions. Evelyn Herlitzius est de plus tout à fait bien servie par la Philharmonie de Zürich, sous la direction de Lothar Koenigs. S’il ne s’était donc agi que d’une version concert d’Elektra, avec seulement Electre et l’orchestre, il y avait déjà de quoi passer une excellente soirée musicale. Pour être franc, la mise en scène de Martin Kusej apporte un argument de poids en faveur d’une version concert, sans mise en scène, sans surtout Martin Kusej.

Consternation


La mise en scène est moderne, même si elle est plus atemporelle qu’autre chose : le décor est un long corridor tout en profondeur, et donc absolument inutilisé, sur le sol duquel des tapis gris sont empilés un peu au hasard, formant ici et là de petits monticules. C’est plutôt laid. Les costumes sont tout ce qu’il y a de plus banals.

Dès le lever de rideau, on sent rapidement que cela ne va pas être très bon : la première scène sert d’exposition, et voit des servantes expliquer la situation d’Electre. Ce faisant, les servantes s’habillent, entreprenant allègrement de s’habiller en putes (je choisis le mot à dessein) : bas-résilles, porte-jarretelles, cuir, menottes, martinet… Tout cela se fait sans doute un peu au détriment de la partition, la prestation de chaque servante allant de marginalement passable à franchement très mauvais. On travestit aussi un homme en soubrette, ça ne sert à rien mais ça choque pour pas cher. Du moins, l’un des axiomes de la mise en scène est posé dès l’exposition : on ne reculera pas devant un peu de vulgarité gratuite dès l'entrée. Devant cette débauche de clins d’œil SM ringards, le spectateur s’inquiète : on va sans doute trouver le temps long si la seule idée du metteur en scène est de nous dire que la maison des Atrides, c’est un bordel. Mais non, Kusej restera consistant tout au long de l’opéra : sa mise en scène ne sera qu’une pénible succession de vignettes en fond sans rapport aucun avec le livret ou l’action.

Seule Evelyn Herlitzius semble épargnée par la mise en scène, puisqu’elle semble plus ou moins livrée à elle-même, se dont elle se tire très bien, merci pour elle, avec pour seule consigne d’ouvrir de gros yeux écarquillés du début à la fin. Que le personnage principal reçoive aussi peu d’attention de la part du metteur en scène donne une idée du niveau, toute l’attention de Martin Kusej semblant dévouée à une série de scènettes sans aucun lien entre elles ni avec le récit qui se déroule derrière Electre. Nous avons donc droit à quelques rafraichissantes créations telles que « la minute Rio » (2 minutes de danse par une troupe de danseurs de carnaval brésilien, plumes, ailes et bikini), « le chœur imite des trisomiques » (5 très longues minutes de gaudriole), « le chœur tout nu » : décidément, ce soir, Martin veut choquer le bourgeois ! Pas d’esclandre cependant, car ils ne sont pas vraiment tout nus, camouflant leur pudeur derrière des sous-vêtements couleur chair qui ajoutent au ridicule de la situation. C’est affligeant.

En dehors d’Electre, les seconds rôles féminins sont curieusement maltraités, quand les rôles masculins (à l’exception d’un Egisthe bien caricatural et pas très bon) sont tous très bien interprétés : Hanna Schwarz, dans le rôle de Clytemnestre, toussote ses airs d’une voix sans souffle, blanche (elle semblait malade ce soir-là). Si Emily Magee se débrouille mieux de son rôle de Chrysothémis, c’est une interprétation sans charme et dénuée d’émotion. Le personnage est pourtant intéressant, un double opposé d’Electre, qui refuse la vengeance aussi fortement que sa sœur l’appelle de ses vœux, et qui refuse de laisser l’obsession destructrice d’Electre la priver de la vie qui devrait être la sienne. Malheureusement, au niveau de l’interprétation dramatique et de l’émotion, on est plus du côté de la famille Ewing à Dallas que chez les Atrides dans Strauss. Enfin, on l’a dit, les interprètes des servantes ne sont pas vraiment dignes d’une scène de ce niveau.

Autre sommet de la mise en scène, la présence d’une jeune femme qui passe une quinzaine de minute à ramper nue sur la scène pendant la confrontation entre Electre et sa mère Clytemnestre. Cela a au moins l’avantage de détourner l’attention de l’interprétation catastrophique d’Hanna Schwarz (peut-être malade ce soir-là), pour les amateurs d’anatomie féminine, du moins. Notez que les spectateurs plus portés sur l’anatomie masculine n’étaient pas en reste, puisque la brève apparition du « jeune serviteur » le voit, grand, musclé, uniquement vêtu d’une robe de chambre en soie ouverte sur un boxer moulant. Cela mène à une petite confusion, car dans mon souvenir il dit être en train d’atteler un char. Toujours est-il que Martin Kusej avait pensé aux amateurs d’anatomie féminine comme masculine. Mais hélas beaucoup moins aux amateurs d’opéra.

Un déni de mise en scène


Même si j’ai découvert une grande et belle œuvre, interprétée par un orchestre de haute tenue et par une des meilleurs sopranos lyriques sur ce répertoire, je suis sorti littéralement furieux de l’Opernhaus, devant ce déni absolu de mise en scène. On ne peut même pas parler de naufrage, puisque cela supposerait l'existence d'une ambition minimale de mise en scène, chose absolument inexistante ici.

Pour être clair, il ne s’agit pas d’une querelle des anciens contre les modernes : il y a de mauvaises mises en scène classiques comme il y a de bonnes mises en scènes modernes, et je suis moi-même résolument convaincu par les possibilités des mises en scène modernes d’opéra : le brillant Don Giovanni par Haneke, La Belle Helene de synthèse par Corsetti et Sorin, l’honnête Aïda de Gürbaca la semaine d’avant… Elektra même avait été monté, déjà avec Evelyn Herlitzius, dans une mise en scène moderne unanimement acclamée de Patrice Chéreau (sa dernière) à Aix-en-Provence.

Ces metteurs en scène font l’effort de choisir une approche nouvelle de l’œuvre, travaillent à trouver un prisme de lecture qui fasse sens ou une nouvelle approche dramaturgique, et s’en servent comme socle pour bâtir une mise en scène neuve. Martin Kusej, lui, n’est qu’un usurpateur, dont le seul modernisme est de pouvoir se dispenser de lire ou de comprendre l’œuvre. En effet, ses pitreries, qui n’ont même pas le mérite d’une très grande originalité, sont transposables à l’infini : la troupe de danseurs brésiliens ne fera pas plus sens entourant la statue du Commandeur dans Don Giovanni, parmi les contrebandiers de Carmen, ou dans la crypte avec Radamès et Aïda. Pour le reste, pour la direction des personnages par exemple, c’est le service minimal, un recyclage bâclé des poncifs de mise en scène attachés à l’œuvre. Au final Kusej n’est qu’un petit faiseur, qui combine à moindre effort une potion magique de provoc en toc sur des œuvres difficiles d’accès, qui s’il ne lui permet pas de passer pour un bon metteur en scène, semble suffire à en faire un metteur en scène à la mode pour certains esprits naïfs. Son seul vrai talent reste tout de même sa capacité à convaincre les directeurs de théâtres de le laisser sévir.


Le plus effarant fut le déluge d’applaudissements au tombé du rideau, à peine plus fort pour Herlitzius que pour les danseurs brésiliens. Ce qui permet donc de situer les attentes d’une partie du public : pour certains, les pitreries en toile de fond et les danseurs brésiliens suffisaient à leur faire passer une bonne soirée. S’ils ne cherchaient que ça, Martin Kusej est parfait, même s’ils auraient pu trouver le même divertissement à moins cher en regardant MTV. Pour vous autres, qui attendaient une mise en scène cherchant à mettre en lumière un livret, une partition, une interprétation, je vous dois la franchise : la mise en scène de Martin Kusej est objectivement nullissime. Fuyez-la, et fuyez-le, comme la peste !

Swann

Procurez-vous plutôt la très belle captation sur Blu-Ray d’Elektra à Avignon, toujours avec Evelyn Herlitzius, mis en scène par Patrice Chéreau : par contraste, c'est une claque, presque à en pleurer !

Verdi - Aïda

Opéra en 4 actes de Guiseppe Verdi, sur un livret d’Antonio Ghislanzoni

Direction : Renato Palumbo – Mise en scène : Tatjana Gürbaca

Opernhaus Zürich, 12 Juin 2015




Même si l'Opernhaus ne semble pas vouloir le reprendre pour le moment, il me semble de bon ton de proposer un contre-point à ma critique très différente d'Elektra, afin de donner une idée du type de critique que l'on trouvera ici.

Cette première critique sera donc consacrée à ce qui semble être le marronnier historique de l’Opernhaus de Zürich, lequel en monte une nouvelle mise en scène par an, à savoir un opéra de Verdi. Aïda, un de ses opéras les plus populaires, les plus « grand-publics » si l’on peut dire, semblait être une bonne introduction.

L’aspect grand-public d’Aïda était néanmoins tempéré, dans cette mise en scène, par un grand minimalisme, qui contraste avec les mises en scènes plus classique de l’œuvre : des décors et costumes modernes, simples, et, audace, pas de défilé pour la célèbre marche triomphale. Apparemment, lors de la première, le public siffla la mise en scène du fait de l’absence de défilé, de costumes bigarrés, d’obélisques et autres éléphants. Malgré cette économie d’effets et d’éléphants, je trouvais la mise en scène ainsi que l’interprétation tout à fait plaisante.

Triangle amoureux chez Ramsès


Avant d’entrer plus dans le détail, donnons d’abord quelques clefs sur l’intrigue. Ce ne sera pas long, un triangle amoureux tragique assez banal au temps des pharaons : Radamès, général égyptien, aime Aïda, esclave éthiopienne, et vice-versa. Amneris, aime Radamès, mais, la pauvre, ce n’est pas réciproque. Amonasro, roi d’Ethiopie, et père d’Aïda, contraint cette dernière à manipuler le brave Radamès afin de lui faire divulguer des secrets militaires. Pris en flag’, Radamès est condamné, malgré les appels à la clémence d’Amneris toujours amoureuse, à être emmuré dans une crypte pour haute-trahison. Seule dans la crypte, Radamès y découvre Aïda, qui a souhaité mourir avec celui qu’elle aime. Les deux amants expirent donc, enfin réunis dans la mort, pendant qu’Amneris, pas rancunière, implore pour eux la paix éternelle.

Aïda est sans doute plus considéré comme un opéra « en costume », se prêtant bien aux décors égyptisants et aux scénographies monumentales (cherchez « Aïda stade de France » sur YouTube pour vous faire une idée). Pourtant, j’ai apprécié la sobriété de la mise en scène moderne de Tatjana Gürbaca, qui offre une approche intéressante de l’œuvre, même si elle s’accorde parfois quelques facilités dans la modernisation. L’opposition entre Egyptiens et Ethiopiens est représentée en campant les Egyptiens en caste bourgeoise isolée, hiérarchisée, un peu désœuvrée, quand les Ethiopiens sont représentés comme une population à la fois plus pauvre, mais plus homogène, plus solidaire. Le sous-entendu est que la victoire des Egyptiens est due non pas à une plus grande valeur martiale, mais de meilleurs moyens. On admettra que la lutte des classes comme métaphore de la lutte entre Egyptiens et Ethiopiens n’est pas une idée follement originale, mais elle est ici utilisée de manière efficace. Radamès fait aussi les frais de la relecture, le héros tragique étant bien un commandant et stratège doué, mais représenté sous la forme d’un technocrate certes zélé, mais sans charisme, simple rouage de la mécanique d’Etat (tout comme d’ailleurs le grand prêtre Ramphis), homme de dossier et de théorie plus qu’homme d’action et meneur d’hommes. De retour de la guerre, il se soustrait donc au défilé de son armée victorieuse, qu’il regarde à la télévision en noyant ses traumas à pleins verres de Jeannot le Marcheur. Sinon, on pourra reprocher à la mise en scène quelques vagues métaphores un peu clichées et sans grand intérêt évoquant l’actualité récente, inutiles mais heureusement sans grand impact.

Espace, lumière et décombres


Le décor de Klaus Grünberg, pour épuré qu’il soit, exploite de belle manière l’étroite scène de l’opéra de Zürich : pour les deux premiers actes, une série de toiles permet de délimiter un intérieur à l’avant de la scène, figurant le palais. L’éclairage (Grünberg aussi) permet de jouer avec la transparence des toiles, ce qui laisse les possibilités « d’ouvrir » la scène sur le chœur, placé à l’arrière-scène. Les jeux de lumière sont aussi utilisés pour ouvrir une fenêtre sur de petites scénettes en arrière-scène, qui permettent de résumer la guerre entre Egyptiens et Ethiopiens, un effet très réussi.

Dans la deuxième partie, qui chronique la chute de Radamès, le plateau est laissé entièrement ouvert, éclairé, entièrement nu à l’exception d’ottomanes répartie çà et là. Contrastant avec l’intérieur chaud de la première partie, le décor est donc plus froid, plus sombre, plus hostile aux personnages esseulés sur la scène, et où la trahison de Radamès ne peut que se produire aux yeux de tous. Enfin, sans doute la meilleure idée de mise en scène, en réponse à Amneris maudissant les prêtres qui viennent de condamner Radamès, le ciel semble s’ouvrir et des monceaux de ruine s’abattent soudainement sur la scène, joli point d’orgue au procès de Radamès. Cela transforme aussi immédiatement le décor pour le tableau final de la crypte, paysage désormais lunaire éclairé d’une lumière blanche de plus en plus blafarde, qui s’éteint ensuite lentement, tandis que soudainement vêtue de noir, Amneris accompagne par son chant les amants dans la mort.

Seule petite faute de goût, le plateau est incliné de 10 degrés dans la deuxième partie, et entre la pente et les débris, les personnages passent la plupart de leur temps à regarder leurs pieds pour ne pas glisser, ce qui nuit quelque peu à l’intensité dramatique.

Des héros au second plan


En ce qui concerne l’interprétation, la Philharmonie de Zürich et le Chœur de l’Opéra, dirigés par Renato Palumbo fournissent une belle interprétation de la partition, malgré parfois quelques légers problèmes d’équilibre entre l’orchestre d’un côté, le chœur et les interprètes de l’autre.
La distribution, dans l’ensemble bonne, souffre tout de même de quelques soucis. Le principal problème vint avant tout de Radamès, interprété par Aleksandrs Antonenko, qui sonna passablement enrhumé pendant les deux premiers actes, avec un niveau qu’on qualifiera gentiment de juste passable.  Après l’entracte toutefois, Antonenko semblait métamorphosé et délivrait jusqu’au final une très belle prestation. Dans le rôle d’Aïda, Latonia Moore propose une interprétation efficace,  bien que parfois un peu juste sur les passages les plus techniques, mais manquant terriblement d’émotion.

Et c’est mon principal reproche, les deux interprètes principaux m’ont tous les deux frappés par leur cruel manque de charisme. Pour Radamès, le choix de la metteuse en scène d’en faire un personnage un peu falot, un demi-héros fatigué, y joue pour beaucoup. Surtout, en banalisant les personnages, en enlevant à Radamès toute stature héroïque, il ne reste à voir que la médiocrité du livret, dans lequel Radamès est un personnage somme toute assez peu crédible et pas très malin : son sort est bien triste, mais soyons francs, il l’a tout de même bien cherché !

A l’inverse, les personnages d’Amonasro et Amneris m’ont tous deux semblé beaucoup plus intéressant, particulièrement Amneris, emprisonnée entre son amour pour Radamès, sa jalousie envers Aïda et son dépit de ne pas être aimée. Andrzej Dobber, dans le rôle d’Amonasro, joue à la perfection le rôle classique du méchant baryton, dur, manipulateur sans pitié. Quant à la mezzo-soprano Veronica Simeoni, elle interprète avec un grand talent et une grande conviction le rôle d’Amneris. Surtout, par rapport aux deux rôles principaux, Dobber et Simeoni incarnent leur personnage et jouent leur rôle de manière beaucoup plus engagée et convaincante : l’Amneris de Simeoni suscite bien plus d’émotions que l’Aïda de Moore.

Enfin, les interventions de Wenwei Zhang (basse) dans le rôle du grand prêtre Ramphis viennent rythmer avec une grande solennité le déroulement de la pièce. Comme Radamès, Ramphis sert l’Etat, son rôle étant d’informer les personnages et d’appliquer la loi, et une certaine connivence semble exister entre eux au début de l’opéra. Cependant, au contraire de Radamès, il ne s’implique jamais personnellement, si ce n’est une fois, pour conseiller à Radamès de suivre sa raison plus que son cœur, conseil qui restera ignoré. Ramphis devient donc finalement non plus un agent de la loi, mais l’incarnation même de la Loi et du destin tragique, car c’est lui qui, tout au long de l’œuvre, fait avancer les situations. Ramphis est ainsi un personnage fort de l’opéra, dont les interventions servent toujours de charnière au déroulement de processus tragique, il mérite donc un interprète capable de l’intensité et la gravité nécessaire au rôle : toute l’intensité dramatique du jugement de Radamès repose sur les apostrophes, répétées toujours plus fort, de Ramphis (« Radames… Discolpati ») que Zhang délivre avec une autorité et une maîtrise parfaite, comme le reste de sa partition.

Pour conclure, malgré quelques faiblesses pardonnables, l’Opéra de Zürich proposait une belle reprise d’Aïda. Si la mise en scène moderne a pu décevoir par son minimalisme, et s’accorde quelques facilités, elle offre une lecture intéressante. Sans être exceptionnelle, l’interprétation était bonne, voire excellente pour les rôles d’Amneris et Ramphis, même s’il est regrettable que leurs interprètes, Veronica Simeoni  et Wenwei Zhang, dans le rôle des deux seconds couteaux, éclipsent sur tous les plans les deux interprètes, un peu fades, d’Aïda et Radamès.

Swann