Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

jeudi 17 septembre 2015

Berg - Wozzeck

Opéra en 3 actes d'Alban Berg, d'après Woyzeck de Georg Büchner

Direction: Fabio Luisi - Mise en scène: Andreas Homoki

Opernhaus Zürich, 16 septembre 2015




L'Opernhaus décide de rouvrir ses portes pour cette saison avec une appètance certaine pour les opéras en langue allemande du début du vingtième siècle, la reprise d'Elektra, pour lequel je vous conseille fortement de lire ma critique avant de faire un geste inconsidéré (comme acheter un billet), ainsi que Wozzeck, notre sujet pour cet article.

Alban Berg, pour son premier opéra, s'est basé sur une pièce laissée inachevée par Georg Büchner à sa mort, dont Berg a extrait 15 scènes. Inspiré d'un fait divers survenu en 1821, l'opéra suit les malheurs du malheureux soldat Wozzeck: pauvre, houspillé par son capitaine, Wozzeck sombre lentement dans la folie sous l'effet des expériences du docteur, qui l'utilise comme cobaye, pendant que sa maîtresse le trompe avec le tambour-major. A bout, Wozzeck la poignarde, et se noie en tentant de cacher l'arme du crime au fond d'un lac. Un livret tragique, sombre, dans lequel les traits des personnages qui entourent Wozzeck sont exagérés, distillés jusqu'au grotesque.`

Considéré comme le premier opéra atonal, recourant fréquemment au parlé-chanté, Berg a aussi pris le pli de recourir pour chaque scène à une technique musicale distincte. Ainsi, tant par son livret éclaté que par ses choix musicaux avant-gardistes, Wozzeck est une œuvre très moderne, mais difficile d'accès.

La nouvelle production que l'Opernhaus nous propose est musicalement irréprochable. Dans le rôle titre, Christian Gerhaher livre une très belle prestation et parvient, malgré le peu de marges offertes par la mise en scène, à réellement faire vivre son Wozzeck. L'ensemble de la distribution ainsi que la philharmonie de Zürich se jouent quant à eux avec les honneurs de la partition. Pour les seconds rôles, notons la performance de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke dans le rôle du Capitaine (Hauptmann) qui du grotesque de son personnage fournit une interprétation tout à la fois drôle et touchante, en tourmenteur involontaire mais pourtant bien intentionné du pauvre Wozzeck.

La mise en scène par l'absurde


De toute évidence, Wozzeck est une ouvre délicate pour un metteur en scène. Comment monter 15 scènes plus ou moins indépendantes, s'enchainant en une seule heure et demi ? Quel décor bâtir ? Quels enchaînements ? Comment gérer trois formations orchestrales différentes sur scène ? Andreas Homoki apporte une réponse relativement simple, simpliste peut-être, radicale, courageuse peut-être: ne pas mettre en scène.

Que faut-il entendre par "ne pas mettre en scène" ? Un minimalisme absolu. Pas de décor, toujours la même lumière ou presque. Peu, presque pas de jeu de scène pour les personnages. Pas de fanfare sur scène, ni aucun des autres groupes de musiciens prévus par le livret. Une économie d'effet poussée jusqu'à l'absurde.

Pour le décor donc, rien, ou si peu: les spectateurs ne voient la scène qu'à travers un large cadre, aux bords peints en jaune. Derrière ce premier cadre, 5 autres, de plus en plus étroits, s'échelonnent parallèlement au premier jusqu'au fond de la scène. Cela donne vaguement un air de théâtre de marionnettes à la scène, et la mise en scène sera entièrement basée sur cette vision des personnages entourant Wozzeck comme de grotesques marionnettes (via le maquillage, les costumes et les perruques).

Malheureusement, le décor pose un gros problème. En premier lieu, ce n'est pas très beau. Ensuite, cela ne donne aucun contexte sur l'action. Mais surtout, le décor limite considérablement les possibilités: les personnages sont coupés à mi-corps, et leurs seules options sont de se déplacer de gauche à droite entre les cadres, ou bien de les enjamber. Ce qui n'offre pas de grandes possibilités dramatiques.

Andreas Homoki a visiblement essayé de compenser par une débauche de figurants pour essayer d'apporter un peu de contexte et de variété sur scène, tout en gardant les thèmes du grotesque et de la pantomime. A une ou deux reprises, le procédé fonctionne et permet de passer brièvement outre les limitations qu'impose le décor: le médecin se démultipliant en une armée de clones étouffant Wozzeck de son autorité. Ou bien les figurants, en soldats, debout de profil, un oreiller appuyé sur la tempe comme métaphore de la caserne endormie. Las, pour le reste, les interventions des figurants tombent à plat.

Enfin, Andreas Homoki pousse son concept jusqu'à l'absurde: un personnage demande-t-il à Wozzeck pourquoi sa main est couverte de sang, après le meurtre de Marie ? Pas de sang. Le livret laisse Wozzeck se noyer dans un lac, ses cris effrayant les autres personnages, qui prennent la fuite ? Wozzeck sort silencieusement par le fond de la scène.

Service minimum


Comment juger la mise en scène d'Andreas Homoki ? Doit-on louer son minimalisme, son effort d'épure ou pourquoi pas le faible coût du décor en ces temps de crise financière ? Hélas non. Tout laisser à l'imagination du spectateur me paraît une approche relativement paresseuse de la mise en scène, en premier lieu : Homoki, confronté à une œuvre certes difficile, a limité ses efforts d'interprétation à une unique métaphore filée, Wozzeck contre les marionnettes, et a nivelé par le bas tout le reste.

Ensuite, et c'est mon grand reproche, ce n'est malheureusement pas tant l'imagination du spectateur que sa mémoire qui est sollicitée: dans une telle mise en scène, l'œuvre devient illisible sans une très bonne connaissance du livret pour parvenir à suivre le fil forcément décousu de la narration. Comment, autrement, comprendre qu'Andres coupe du bois dans la forêt avec Wozzeck, quand ce dernier est soudain pris d'hallucinations ? Comment comprendre que Wozzeck est en train de se noyer quand ce dernier a tout bonnement quitté la scène sans plus aucun bruit ? A part les paroles, souvent très elliptiques, aucun indice ne permet de différencier une caserne d'une forêt, un lac d'un pas de porche, une hallucination d'une taverne. Au delà de rendre incompréhensible l'enchainement de péripéties pour une bonne partie du public, l'absence de jeu, de décor, de mise en scène, fait qu'il est difficile de se prendre d'intérêt pour les personnages tant ceux-ci sont statiques : la mise en scène, le décor, brident complètement les possibilités des artistes, en dehors du chant. Christian Gerhaher s'en sort brillament, de même que le reste de la distribution, mais, pourtant, quel dommage de ne pas leur avoir laissé plus d'espaces !

En définitive, Andreas Homoki livre une mise en scène absurde, dans laquelle on a souvent le sentiment d'encore moins comprendre bien que Wozzeck ce qui lui arrive, alors que ce dernier est en train de sombrer dans la folie. En résulte une lecture illisible, lourde, et qui rend l'œuvre encore plus difficile d'accès qu'elle ne l'est, au détriment du beau travail des interprètes et de l'orchestre. Une opinion qui semblait partagée par le reste de l'audience tant les applaudissements furent mous, si ce n'est pour les interprètes principaux et pour le chef d'orchestre Fabio Luisi.

Swann

mardi 15 septembre 2015

Strauss - Elektra

Opéra en 1 acte de Richard Strauss, sur un livret d’Hugo von Hofmannsthal (1909)

Direction : Lothar Koenigs– Mise en scène : Martin Kusej

Opernhaus Zürich, 3 Juillet 2015




L’Opernhaus reprenant Elektra à la rentrée, je me sens une sorte d’obligation morale de publier cette critique pour qui la trouvera : le public gagnerait à savoir à l’avance ce dont il en retourne. Voici donc une bouteille à la mer, qui j’espère atteindra quelques amateurs d’opéra zurichois avant qu’ils ne prennent leur billet.

Changeant de lieu et d’époque, passons donc de Verdi à l’opéra allemand du début du vingtième siècle avec Elektra, œuvre proprement singulière. Singulière tout d’abord par son livret : il se base non pas sur la tragédie antique de Sophocle, mais sur une réécriture moderne de la pièce, initialement pour le théâtre, par Hugo von Hofmannsthal, avec qui Strauss travaillera à de multiples reprises par la suite. Le livret se caractérise avant pour son inhabituelle richesse et sa complexité, ainsi que par sa violence et sa profonde noirceur, tant dans la violence des relations entre les personnages, la haine et l’obsession d’Electre approchant de la folie, que dans la violence de son dénouement (même pour les Atrides, pourtant coutumiers des bains de sang) : un massacre, une purge politique. Une lecture moins sage, plus radicale que celle faite par Sophocle de cette page de la mythologie grecque. Radical aussi sur la forme, les règles de l’unité de temps et de lieu étant rarement appliquées aussi rigoureusement : une cour du palais pour unique cadre, et une histoire se déroulant sur deux heures, sans aucune ellipse ou pause.

Oeuvre singulière ensuite sur le plan musical, Elektra étant doté d’une partition très complexe, très moderne pour son temps, nécessitant un large orchestre. Le rôle-titre est aussi l’un des plus exigeants pour une soprano lyrique : le personnage d’Electre est le pivot de la pièce et doit interpréter une partition difficile, sans jamais sembler bénéficier de plus de 5 minutes entre deux airs, et restant sur scène une très grande partie du temps, durant les presque 2 heures que dure l’œuvre, sans entracte. Ainsi donc, tant du point de vue musical que de celui de la dramaturgie, Elektra en tant qu’œuvre m’a énormément intéressé.

Festen


Mais résumons en quelques mots le livret, pour ceux n’étant pas au fait des complexes problèmes de famille de la noblesse grecque. L’action se passe donc dans la Grèce antique, chez les Atrides, la plus célèbre famille dysfonctionnelle de la mythologie grecque. Electre, comme chaque jour, vient dans la cour du palais de Mycènes pleurer la mort de son père, Agamemnon, roi de Mycènes, assassiné par sa femme, Clytemnestre avec l’aide de son amant (et selon certaines sources bien documentées cousin) Egisthe, et attend le retour de son frère, Oreste, qui viendra venger son père. Face à sa sœur Chrysothémis, l’enfant sage, Electre s’isole, stoïque, intraitable, à pleurer son père et ne veut aucun repos tant que le meurtre n’aura été vengé. L’opéra consiste en une succession de confrontations entre Electre et chacun des autres personnages, jusqu’à l’arrivée d’Oreste vengeur, qui assassinera d’abord Clytemnestre, puis son amant Egisthe, et qui enfin, avec ses partisans, massacrera les soutiens du couple régicide. L’opéra se termine alors que le massacre se poursuit, et qu’Electre, exultant, meurt soudainement, finalement consumée par sa vengeance.

Electre & Evelyn Herlitzius, seules


Pour l’aspect musical, on ne pouvait que se réjouir de voir le rôle principal incarné par Evelyn Herlitzius, largement considérée comme l’une des meilleures interprètes contemporaines du rôle. Elle parvient à exprimer à la fois la violence des sentiments d’Electre, mais aussi la fragilité d’un personnage porté au bord de la folie par son obsession. Capable d’une puissance toujours maîtrisée quand nécessaire, elle chante aussi avec une grande délicatesse les passages plus calmes de sa partition, et son interprétation parvient à habiter le personnage et ses émotions. Evelyn Herlitzius est de plus tout à fait bien servie par la Philharmonie de Zürich, sous la direction de Lothar Koenigs. S’il ne s’était donc agi que d’une version concert d’Elektra, avec seulement Electre et l’orchestre, il y avait déjà de quoi passer une excellente soirée musicale. Pour être franc, la mise en scène de Martin Kusej apporte un argument de poids en faveur d’une version concert, sans mise en scène, sans surtout Martin Kusej.

Consternation


La mise en scène est moderne, même si elle est plus atemporelle qu’autre chose : le décor est un long corridor tout en profondeur, et donc absolument inutilisé, sur le sol duquel des tapis gris sont empilés un peu au hasard, formant ici et là de petits monticules. C’est plutôt laid. Les costumes sont tout ce qu’il y a de plus banals.

Dès le lever de rideau, on sent rapidement que cela ne va pas être très bon : la première scène sert d’exposition, et voit des servantes expliquer la situation d’Electre. Ce faisant, les servantes s’habillent, entreprenant allègrement de s’habiller en putes (je choisis le mot à dessein) : bas-résilles, porte-jarretelles, cuir, menottes, martinet… Tout cela se fait sans doute un peu au détriment de la partition, la prestation de chaque servante allant de marginalement passable à franchement très mauvais. On travestit aussi un homme en soubrette, ça ne sert à rien mais ça choque pour pas cher. Du moins, l’un des axiomes de la mise en scène est posé dès l’exposition : on ne reculera pas devant un peu de vulgarité gratuite dès l'entrée. Devant cette débauche de clins d’œil SM ringards, le spectateur s’inquiète : on va sans doute trouver le temps long si la seule idée du metteur en scène est de nous dire que la maison des Atrides, c’est un bordel. Mais non, Kusej restera consistant tout au long de l’opéra : sa mise en scène ne sera qu’une pénible succession de vignettes en fond sans rapport aucun avec le livret ou l’action.

Seule Evelyn Herlitzius semble épargnée par la mise en scène, puisqu’elle semble plus ou moins livrée à elle-même, se dont elle se tire très bien, merci pour elle, avec pour seule consigne d’ouvrir de gros yeux écarquillés du début à la fin. Que le personnage principal reçoive aussi peu d’attention de la part du metteur en scène donne une idée du niveau, toute l’attention de Martin Kusej semblant dévouée à une série de scènettes sans aucun lien entre elles ni avec le récit qui se déroule derrière Electre. Nous avons donc droit à quelques rafraichissantes créations telles que « la minute Rio » (2 minutes de danse par une troupe de danseurs de carnaval brésilien, plumes, ailes et bikini), « le chœur imite des trisomiques » (5 très longues minutes de gaudriole), « le chœur tout nu » : décidément, ce soir, Martin veut choquer le bourgeois ! Pas d’esclandre cependant, car ils ne sont pas vraiment tout nus, camouflant leur pudeur derrière des sous-vêtements couleur chair qui ajoutent au ridicule de la situation. C’est affligeant.

En dehors d’Electre, les seconds rôles féminins sont curieusement maltraités, quand les rôles masculins (à l’exception d’un Egisthe bien caricatural et pas très bon) sont tous très bien interprétés : Hanna Schwarz, dans le rôle de Clytemnestre, toussote ses airs d’une voix sans souffle, blanche (elle semblait malade ce soir-là). Si Emily Magee se débrouille mieux de son rôle de Chrysothémis, c’est une interprétation sans charme et dénuée d’émotion. Le personnage est pourtant intéressant, un double opposé d’Electre, qui refuse la vengeance aussi fortement que sa sœur l’appelle de ses vœux, et qui refuse de laisser l’obsession destructrice d’Electre la priver de la vie qui devrait être la sienne. Malheureusement, au niveau de l’interprétation dramatique et de l’émotion, on est plus du côté de la famille Ewing à Dallas que chez les Atrides dans Strauss. Enfin, on l’a dit, les interprètes des servantes ne sont pas vraiment dignes d’une scène de ce niveau.

Autre sommet de la mise en scène, la présence d’une jeune femme qui passe une quinzaine de minute à ramper nue sur la scène pendant la confrontation entre Electre et sa mère Clytemnestre. Cela a au moins l’avantage de détourner l’attention de l’interprétation catastrophique d’Hanna Schwarz (peut-être malade ce soir-là), pour les amateurs d’anatomie féminine, du moins. Notez que les spectateurs plus portés sur l’anatomie masculine n’étaient pas en reste, puisque la brève apparition du « jeune serviteur » le voit, grand, musclé, uniquement vêtu d’une robe de chambre en soie ouverte sur un boxer moulant. Cela mène à une petite confusion, car dans mon souvenir il dit être en train d’atteler un char. Toujours est-il que Martin Kusej avait pensé aux amateurs d’anatomie féminine comme masculine. Mais hélas beaucoup moins aux amateurs d’opéra.

Un déni de mise en scène


Même si j’ai découvert une grande et belle œuvre, interprétée par un orchestre de haute tenue et par une des meilleurs sopranos lyriques sur ce répertoire, je suis sorti littéralement furieux de l’Opernhaus, devant ce déni absolu de mise en scène. On ne peut même pas parler de naufrage, puisque cela supposerait l'existence d'une ambition minimale de mise en scène, chose absolument inexistante ici.

Pour être clair, il ne s’agit pas d’une querelle des anciens contre les modernes : il y a de mauvaises mises en scène classiques comme il y a de bonnes mises en scènes modernes, et je suis moi-même résolument convaincu par les possibilités des mises en scène modernes d’opéra : le brillant Don Giovanni par Haneke, La Belle Helene de synthèse par Corsetti et Sorin, l’honnête Aïda de Gürbaca la semaine d’avant… Elektra même avait été monté, déjà avec Evelyn Herlitzius, dans une mise en scène moderne unanimement acclamée de Patrice Chéreau (sa dernière) à Aix-en-Provence.

Ces metteurs en scène font l’effort de choisir une approche nouvelle de l’œuvre, travaillent à trouver un prisme de lecture qui fasse sens ou une nouvelle approche dramaturgique, et s’en servent comme socle pour bâtir une mise en scène neuve. Martin Kusej, lui, n’est qu’un usurpateur, dont le seul modernisme est de pouvoir se dispenser de lire ou de comprendre l’œuvre. En effet, ses pitreries, qui n’ont même pas le mérite d’une très grande originalité, sont transposables à l’infini : la troupe de danseurs brésiliens ne fera pas plus sens entourant la statue du Commandeur dans Don Giovanni, parmi les contrebandiers de Carmen, ou dans la crypte avec Radamès et Aïda. Pour le reste, pour la direction des personnages par exemple, c’est le service minimal, un recyclage bâclé des poncifs de mise en scène attachés à l’œuvre. Au final Kusej n’est qu’un petit faiseur, qui combine à moindre effort une potion magique de provoc en toc sur des œuvres difficiles d’accès, qui s’il ne lui permet pas de passer pour un bon metteur en scène, semble suffire à en faire un metteur en scène à la mode pour certains esprits naïfs. Son seul vrai talent reste tout de même sa capacité à convaincre les directeurs de théâtres de le laisser sévir.


Le plus effarant fut le déluge d’applaudissements au tombé du rideau, à peine plus fort pour Herlitzius que pour les danseurs brésiliens. Ce qui permet donc de situer les attentes d’une partie du public : pour certains, les pitreries en toile de fond et les danseurs brésiliens suffisaient à leur faire passer une bonne soirée. S’ils ne cherchaient que ça, Martin Kusej est parfait, même s’ils auraient pu trouver le même divertissement à moins cher en regardant MTV. Pour vous autres, qui attendaient une mise en scène cherchant à mettre en lumière un livret, une partition, une interprétation, je vous dois la franchise : la mise en scène de Martin Kusej est objectivement nullissime. Fuyez-la, et fuyez-le, comme la peste !

Swann

Procurez-vous plutôt la très belle captation sur Blu-Ray d’Elektra à Avignon, toujours avec Evelyn Herlitzius, mis en scène par Patrice Chéreau : par contraste, c'est une claque, presque à en pleurer !

Verdi - Aïda

Opéra en 4 actes de Guiseppe Verdi, sur un livret d’Antonio Ghislanzoni

Direction : Renato Palumbo – Mise en scène : Tatjana Gürbaca

Opernhaus Zürich, 12 Juin 2015




Même si l'Opernhaus ne semble pas vouloir le reprendre pour le moment, il me semble de bon ton de proposer un contre-point à ma critique très différente d'Elektra, afin de donner une idée du type de critique que l'on trouvera ici.

Cette première critique sera donc consacrée à ce qui semble être le marronnier historique de l’Opernhaus de Zürich, lequel en monte une nouvelle mise en scène par an, à savoir un opéra de Verdi. Aïda, un de ses opéras les plus populaires, les plus « grand-publics » si l’on peut dire, semblait être une bonne introduction.

L’aspect grand-public d’Aïda était néanmoins tempéré, dans cette mise en scène, par un grand minimalisme, qui contraste avec les mises en scènes plus classique de l’œuvre : des décors et costumes modernes, simples, et, audace, pas de défilé pour la célèbre marche triomphale. Apparemment, lors de la première, le public siffla la mise en scène du fait de l’absence de défilé, de costumes bigarrés, d’obélisques et autres éléphants. Malgré cette économie d’effets et d’éléphants, je trouvais la mise en scène ainsi que l’interprétation tout à fait plaisante.

Triangle amoureux chez Ramsès


Avant d’entrer plus dans le détail, donnons d’abord quelques clefs sur l’intrigue. Ce ne sera pas long, un triangle amoureux tragique assez banal au temps des pharaons : Radamès, général égyptien, aime Aïda, esclave éthiopienne, et vice-versa. Amneris, aime Radamès, mais, la pauvre, ce n’est pas réciproque. Amonasro, roi d’Ethiopie, et père d’Aïda, contraint cette dernière à manipuler le brave Radamès afin de lui faire divulguer des secrets militaires. Pris en flag’, Radamès est condamné, malgré les appels à la clémence d’Amneris toujours amoureuse, à être emmuré dans une crypte pour haute-trahison. Seule dans la crypte, Radamès y découvre Aïda, qui a souhaité mourir avec celui qu’elle aime. Les deux amants expirent donc, enfin réunis dans la mort, pendant qu’Amneris, pas rancunière, implore pour eux la paix éternelle.

Aïda est sans doute plus considéré comme un opéra « en costume », se prêtant bien aux décors égyptisants et aux scénographies monumentales (cherchez « Aïda stade de France » sur YouTube pour vous faire une idée). Pourtant, j’ai apprécié la sobriété de la mise en scène moderne de Tatjana Gürbaca, qui offre une approche intéressante de l’œuvre, même si elle s’accorde parfois quelques facilités dans la modernisation. L’opposition entre Egyptiens et Ethiopiens est représentée en campant les Egyptiens en caste bourgeoise isolée, hiérarchisée, un peu désœuvrée, quand les Ethiopiens sont représentés comme une population à la fois plus pauvre, mais plus homogène, plus solidaire. Le sous-entendu est que la victoire des Egyptiens est due non pas à une plus grande valeur martiale, mais de meilleurs moyens. On admettra que la lutte des classes comme métaphore de la lutte entre Egyptiens et Ethiopiens n’est pas une idée follement originale, mais elle est ici utilisée de manière efficace. Radamès fait aussi les frais de la relecture, le héros tragique étant bien un commandant et stratège doué, mais représenté sous la forme d’un technocrate certes zélé, mais sans charisme, simple rouage de la mécanique d’Etat (tout comme d’ailleurs le grand prêtre Ramphis), homme de dossier et de théorie plus qu’homme d’action et meneur d’hommes. De retour de la guerre, il se soustrait donc au défilé de son armée victorieuse, qu’il regarde à la télévision en noyant ses traumas à pleins verres de Jeannot le Marcheur. Sinon, on pourra reprocher à la mise en scène quelques vagues métaphores un peu clichées et sans grand intérêt évoquant l’actualité récente, inutiles mais heureusement sans grand impact.

Espace, lumière et décombres


Le décor de Klaus Grünberg, pour épuré qu’il soit, exploite de belle manière l’étroite scène de l’opéra de Zürich : pour les deux premiers actes, une série de toiles permet de délimiter un intérieur à l’avant de la scène, figurant le palais. L’éclairage (Grünberg aussi) permet de jouer avec la transparence des toiles, ce qui laisse les possibilités « d’ouvrir » la scène sur le chœur, placé à l’arrière-scène. Les jeux de lumière sont aussi utilisés pour ouvrir une fenêtre sur de petites scénettes en arrière-scène, qui permettent de résumer la guerre entre Egyptiens et Ethiopiens, un effet très réussi.

Dans la deuxième partie, qui chronique la chute de Radamès, le plateau est laissé entièrement ouvert, éclairé, entièrement nu à l’exception d’ottomanes répartie çà et là. Contrastant avec l’intérieur chaud de la première partie, le décor est donc plus froid, plus sombre, plus hostile aux personnages esseulés sur la scène, et où la trahison de Radamès ne peut que se produire aux yeux de tous. Enfin, sans doute la meilleure idée de mise en scène, en réponse à Amneris maudissant les prêtres qui viennent de condamner Radamès, le ciel semble s’ouvrir et des monceaux de ruine s’abattent soudainement sur la scène, joli point d’orgue au procès de Radamès. Cela transforme aussi immédiatement le décor pour le tableau final de la crypte, paysage désormais lunaire éclairé d’une lumière blanche de plus en plus blafarde, qui s’éteint ensuite lentement, tandis que soudainement vêtue de noir, Amneris accompagne par son chant les amants dans la mort.

Seule petite faute de goût, le plateau est incliné de 10 degrés dans la deuxième partie, et entre la pente et les débris, les personnages passent la plupart de leur temps à regarder leurs pieds pour ne pas glisser, ce qui nuit quelque peu à l’intensité dramatique.

Des héros au second plan


En ce qui concerne l’interprétation, la Philharmonie de Zürich et le Chœur de l’Opéra, dirigés par Renato Palumbo fournissent une belle interprétation de la partition, malgré parfois quelques légers problèmes d’équilibre entre l’orchestre d’un côté, le chœur et les interprètes de l’autre.
La distribution, dans l’ensemble bonne, souffre tout de même de quelques soucis. Le principal problème vint avant tout de Radamès, interprété par Aleksandrs Antonenko, qui sonna passablement enrhumé pendant les deux premiers actes, avec un niveau qu’on qualifiera gentiment de juste passable.  Après l’entracte toutefois, Antonenko semblait métamorphosé et délivrait jusqu’au final une très belle prestation. Dans le rôle d’Aïda, Latonia Moore propose une interprétation efficace,  bien que parfois un peu juste sur les passages les plus techniques, mais manquant terriblement d’émotion.

Et c’est mon principal reproche, les deux interprètes principaux m’ont tous les deux frappés par leur cruel manque de charisme. Pour Radamès, le choix de la metteuse en scène d’en faire un personnage un peu falot, un demi-héros fatigué, y joue pour beaucoup. Surtout, en banalisant les personnages, en enlevant à Radamès toute stature héroïque, il ne reste à voir que la médiocrité du livret, dans lequel Radamès est un personnage somme toute assez peu crédible et pas très malin : son sort est bien triste, mais soyons francs, il l’a tout de même bien cherché !

A l’inverse, les personnages d’Amonasro et Amneris m’ont tous deux semblé beaucoup plus intéressant, particulièrement Amneris, emprisonnée entre son amour pour Radamès, sa jalousie envers Aïda et son dépit de ne pas être aimée. Andrzej Dobber, dans le rôle d’Amonasro, joue à la perfection le rôle classique du méchant baryton, dur, manipulateur sans pitié. Quant à la mezzo-soprano Veronica Simeoni, elle interprète avec un grand talent et une grande conviction le rôle d’Amneris. Surtout, par rapport aux deux rôles principaux, Dobber et Simeoni incarnent leur personnage et jouent leur rôle de manière beaucoup plus engagée et convaincante : l’Amneris de Simeoni suscite bien plus d’émotions que l’Aïda de Moore.

Enfin, les interventions de Wenwei Zhang (basse) dans le rôle du grand prêtre Ramphis viennent rythmer avec une grande solennité le déroulement de la pièce. Comme Radamès, Ramphis sert l’Etat, son rôle étant d’informer les personnages et d’appliquer la loi, et une certaine connivence semble exister entre eux au début de l’opéra. Cependant, au contraire de Radamès, il ne s’implique jamais personnellement, si ce n’est une fois, pour conseiller à Radamès de suivre sa raison plus que son cœur, conseil qui restera ignoré. Ramphis devient donc finalement non plus un agent de la loi, mais l’incarnation même de la Loi et du destin tragique, car c’est lui qui, tout au long de l’œuvre, fait avancer les situations. Ramphis est ainsi un personnage fort de l’opéra, dont les interventions servent toujours de charnière au déroulement de processus tragique, il mérite donc un interprète capable de l’intensité et la gravité nécessaire au rôle : toute l’intensité dramatique du jugement de Radamès repose sur les apostrophes, répétées toujours plus fort, de Ramphis (« Radames… Discolpati ») que Zhang délivre avec une autorité et une maîtrise parfaite, comme le reste de sa partition.

Pour conclure, malgré quelques faiblesses pardonnables, l’Opéra de Zürich proposait une belle reprise d’Aïda. Si la mise en scène moderne a pu décevoir par son minimalisme, et s’accorde quelques facilités, elle offre une lecture intéressante. Sans être exceptionnelle, l’interprétation était bonne, voire excellente pour les rôles d’Amneris et Ramphis, même s’il est regrettable que leurs interprètes, Veronica Simeoni  et Wenwei Zhang, dans le rôle des deux seconds couteaux, éclipsent sur tous les plans les deux interprètes, un peu fades, d’Aïda et Radamès.

Swann