Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

dimanche 4 octobre 2015

Forsythe / Kylián / Naharin

In the middle, somewhat elevated - William Forsythe
Gods and Dogs - Jiří Kylián
Minus 16 - Ohad Naharin
Opernhaus Zürich, 2 octobre 2015


Pornpim Karchai - "In the middle, somewhat elevated" de William Forsythe - Crédit photo : Grégory Batardon


La première création de la saison du Ballet de l'Opernhaus s'approprie trois chorégraphies contemporaines issues des 3 dernières décades. Trois styles distincts, et finalement trois opinions assez distinctes.


Fortuites asymétries


In the middle, somewhat elevated, créée en 1987 par le ballet de l'Opéra de Paris, est la chorégraphie la plus connue de William Forsythe, et bientôt 30 ans après sa création, elle restait vendredi soir un ravissement sous les pas des danseurs du Ballet de l'Opéra de Zürich. Sur une musique électronique lente, rythmique, de Thom Willems, Forsythe se joue à déconstruire le langage chorégraphique classique pour le reconstruire en prenant le spectateur au dépourvu : les danseurs sont figées, fixes et désarticulés comme des automates, puis soudain un enchaînement, très rapide, complexe, si fluide, enfin de nouveau, cette rigidité d'automate. Ces ruptures de rythme, ces contrastes entre fluidité et rapidité, puis rigidité mécanique, sont une constante de la chorégraphie. Un deuxième élément clef est l'absence de schéma, de symétrie dans les déplacements, les combinaisons de danseurs, qui pourraient rendre la chorégraphie prévisible. A chaque instant, un nouvel élément perturbateur vient raviver l'intérêt, créer la surprise: un danseur traverse soudain la scène en marchant, deux danseurs soudain dansent à contre-temps des autres, un danseur développe un motif complètement différent dans la pénombre de l'arrière-scène, un danseur soudain rompt l'alignement avec deux autres et s'éloigne en diagonal... Sous cette structure, il reste les mêmes pas, la même base de ballet néo-classique, avec ici des enchaînements très purs, très techniques, très rapides, les éléments constitutifs d'une très bonne chorégraphie. Le génie de Forsythe vient ici de la manière dont il reconstitue un langage chorégraphique et ré-assemble ces composants, de telle manière à ce que le spectateur soit à chaque seconde surpris, étonné, ravi, par chaque nouveau pas, par chaque nouvelle bifurcation : je me suis surpris à sourire largement pendant une longue partie de la chorégraphie. La complexité et la rapidité des enchaînements exige beaucoup des danseurs, et on remarquait quelques fois que les enchaînements n'étaient pas aussi complètement fluides que nécessaire, mais ce ne fut là qu'une détail très mineur de ce très beau ballet. Dès le premier entracte, la soirée avait déjà était bien employé.


Technique sans émoi


Après mon enthousiasme pour Falling angels de Jiří Kylián la saison dernière, et encore tout à ma félicité après In the middle, j'attendais le deuxième ballet de la soirée, Gods and Dogs, du même Jiří Kylián, avec impatience. Las, quelle déception ! Pourtant, c'est un ballet technique, complexe, exigeant, qui était très bien dansé. Mais j'y suis resté complètement indifférent, malgré mes efforts pour m'y intéresser : il me manquait un fil conducteur, une cohérence ou peut-être une émotion que j'ai cherché en vain. De fait, les enchaînements me semblaient n'être que de simples démonstrations de prouesse techniques, froides, enchaînées les unes après les autres. Je suis resté finalement plus sensible à la scénographie qu'à la chorégraphie en elle-même : comme pour Falling Angels, je suis resté admiratif de la manière donc Kylián parvient à obtenir une richesse d'effets d'un décor pourtant très simple (une expertise qui manquait clairement dans le Wozzeck de cette rentrée). Finalement, une chorégraphie technique, oui, certainement, et bien dansée. Mais il devait manquer quelque chose, et je passais donc complètement à travers.


La plaisanterie


Minus 16 est un assemblage d'extraits d'oeuvres antérieures d'Ohad Naharin, et constituait une sorte de contre-point, façon face B à In the middle, en déconstruisant là aussi le langage chorégraphique, d'une manière moins sérieuse, et, disons, plus conviviale : la lumière de la salle reste allumée une bonne partie du ballet, le public rit, applaudit, participe même quand les danseurs du ballet viennent se choisir des partenaires dans le public qu'ils ramènent sur scène. On alterne segments loufoques, improvisés ou non, modernes ou classiques, sur une variété de musiques, cha-cha, musique traditionnelle israélienne, grosse musique électronique de boîte de nuit... C'est amusant, distrayant, rafraichissant, assez beau même, comme ce passage où les danseurs jouent des contrastes de couleur de leurs vêtements, et de l'effet visuel de 15 danseurs lançant simultanément au milieu de la scène veste ou chapeau, ou comme ce pas de deux sur un extrait de Vivaldi. La partie où des membres du public se retrouve sur scène est à la fois drôle, exigeante, intéressante, originale, elle est assez réussie. Pourtant, même si l'on rit bien, il subsiste quelques écueils. Le premier est une banal soucis de consistance : Minus 16 est une suite d'extraits disparates, et on cherche sans qu'on la trouve une cohérence dans l'assemblage. Deuxièmement, la longueur : Naharin répète ses motifs, appuie le trait bien plus que nécessaire, et lasse par conséquent. La chorégraphie ne souffrirait pas si elle était condensée pour être 40% plus courte. Mais finalement, le principal problème est peut-être que l'exercice est un peu vain. Certes, on rit.  Certes, il est bon de décomplexer le ballet, de ne pas prendre la chose trop au sérieux, c'est un message valable. Mais là où In the middle pouvait légitimement prétendre avoir eu un réel impact sur la danse contemporaine, Minus 16 est plus un coup de pied dans un cocotier en plastique : c'est amusant mais ça ne secoue pas grand-chose, et ça sonne un peu creux.

Swann

Remarque: la bande-annonce de l'Opernhaus ne rend absolument pas justice à la chorégraphie de Forsythe

Corigliano - Conjurer

"Orchestermagie"

John Corigliano - Concerto pour percussionniste et orchestre à cordes "Conjurer"

Igor Stravinsky - Symphonie des Psaumes

Maurice Ravel - Alborada del gracioso & Boléro

Direction : Lionel Bringuier - Percussions :  Martin Grubinger

Tonhalle Zürich, 23 septembre 2015


Quelques mots sur l'un des concerts de rentrée de la Tonhalle, à savoir Orchestermagie. Un choix d'oeuvres surprenant dont la pièce forte est sans aucun doute possible "Conjurer", le concerto pour percussionniste du compositeur américain John Corigliano. Composé en 2008 pour la percussionniste écossaise Evelyn Glennie, Conjurer était ce soir interprété par un autre prodige, l'Autrichien Martin Grubinger.

S'exprimant sur son concerto, Corigliano soulignait la difficulté de faire du percussionniste le soliste, de part la multitude d'instruments différents que celui-ci maîtrise. Conjurer est sa solution au problème suivant: comment écrire un concerto pour percussionniste, dans lequel le soliste joue d'une multitude d'instruments, tout en restant toujours au premier plan de la partition, et où les mélodies sont introduites par le percussionniste et non pas par l'orchestre ?

L'oeuvre qui en résulte fait appel à 16 instruments ou batteries d'instruments différents (du tam-tam aux cloches tubulaires,  des cymbales au marimba), chacun des 3 mouvements du concerto se focalisant sur une grande famille d'instruments : bois, puis metal, puis peaux. La partition surprend par le contraste entre l'orchestre, jouant une partition de facture très classique, et la partition de percussions beaucoup plus moderne, radicale et violente, aux sonorités atypiques. Malgré ce contraste, l'orchestre et le soliste se répondent et s'accompagnent parfaitement.

Le rôle du soliste paraît terriblement exigeant, le percussionniste devant enchaîner les séquences demandant d'abord une grande délicatesse, puis une extrême rapidité, tout en devant changer continuellement et très rapidement d'instruments et de technique. Et si Martin Grubinger, virtuose, semblait plus heureux qu'aucun autre interprète qu'il m'aie été donnée de voir de pratiquer son art, je n'avais jamais vu aucun interprète devoir déployer une telle énergie physique et faire preuve d'un tel engagement dans l'oeuvre.

Dans tous les cas, Grubinger et le Tonhalle Orchester, dirigé comme de coutume par Lionel Bringuier, firent une interprétation brillante de ce beau et atypique concerto,  à la singulière intensité : chose que je n'avais encore pas ressenti à un concert, à la dernière note posée, j'ai eu l'impression de sortir d'une longue apnée et d'avoir besoin d'un palier, d'une pause pour reprendre mon souffle.

D'une certaine manière la fade interprétation de Stravinsky avait au moins le mérite de laisser reprendre son souffle tranquillement avant les deux morceaux de Ravel, où Lionel Bringuier prouvait avec brio à quel point l'extrême précision est la clef du Boléro : un message très bien entendu par les cordes, nettement moins côté tuba.

Swann