Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

jeudi 28 avril 2016

Spuck - Woyzeck

Ballet de Christian Spuck, d'après la pièce de théâtre inachevée (1837) de Georg Büchner (2011)

Musique de Martin Donner, Philip Glass, Gyorgy Kurtag et Alfred Schnittke

Direction : Michael Zlabinger

Opernhaus Zürich, 20 avril 2016



Marie et Woyzeck - Crédit photo : Judith Schlosser - Ballet Zürich


En un mot : un très bon ballet, un meilleur Wozzeck



Le programme de la saison révèle une confrontation assez cocasse : d’une part, la nouvelle production du Wozzeck de Berg qui nous avait laissé franchement froids, par le régisseur de l’Opernhaus, Andreas Homoki, de l’autre, la reprise du ballet Woyzeck de Christian Spuck, directeur du Ballet de l’Opernhaus, un ballet créé en 2011 par le Ballet national de Norvège. Deux adaptations de la même pièce inachevée de Büchner, deux formes, opéra et ballet, pour raconter la même histoire. Quel camp parviendrait à mieux nous faire vivre les malheurs de ce pauvre soldat autrichien ?


Suicide social



Christian Spuck tire un argument légèrement différent de Berg pour son opéra, même si les grandes lignes restent identiques. Woyzeck, simple soldat, vit avec Marie, une ancienne prostituée avec qui il a eu un enfant. Le pays est en paix, et Woyzeck n’est pas un soldat très apte aux exercices et maneuvres qui occupent la troupe à la garnison, et se fait rosser par les autres soldats. Son travail ne lui apporte ni position sociale, ni une solde suffisante pour faire vivre Marie et son fils, il se prête donc moyennement finances aux expériences qui le minent d’un docteur peu scrupuleux. Marie rêve d’une autre vie, d’une meilleure vie, de se sentir plus que la femme d’un pauvre soldat comme Woyzeck, et se laisse séduire par l’avenant tambour-major, qui bat Woyzeck quand il est confronté à lui, après avoir découvert l’adultère. Woyzeck tue Marie, puis ivre, va danser à la taverne. Quand l’ivresse se dissipe, elle laisse Woyzeck face à son crime, et au corps sans vie de Marie.

Spuck met en avant, plus que Berg, le volet social de l’histoire, en montrant clairement un Woyzeck marginalisé, d’une part par la société, de nombreux tableaux incluant des couples bourgeois dansant en ignorant totalement Woyzeck, d’autre part par ses pairs, car si Woyzeck n’est ni mauvais, ni paresseux, il ne fait pas un bon soldat et est ostracisé par ses pairs. C’est un homme qui ne jouit d’aucun crédit, que le médecin considère même moins comme un homme que comme un rat de laboratoire. Il n’a finalement, que Marie et leur fils, qui tous les deux s’éloignent de lui au cours du ballet, alors que les expériences du docteur l’affectent de plus en plus. Marie, elle, espère encore être autre chose que le pendant féminin d’un Woyzeck coupé de la société, même si le tambour-major aux charmes duquel elle succombe n’offre pas de réelle solution, et ne considère Marie que comme un plaisir temporaire. Spuck épure aussi la conclusion de la tragédie : plutôt que de conclure avec la mort de Wozzeck comme chez Berg, le rideau tombe quand Woyzeck, qui avait si peu, réalise qu’en ayant tué Marie, il n’a désormais, et par sa propre faute, plus rien, une tragédie personnelle en un sens pire que la mort.


Objectivité / Subjectivité



La première partie du ballet, qui campe le cadre de l’intrigue, caractérise les personnages par d’intéressants contrastes entre les styles de danse : grâce et légèreté pour Marie, pas fermes et raides pour le colonel, souples et fuyants pour le docteur, mouvements complexes, élégants et précis pour le tambour-major. Quant à Woyzeck, ses gestes sont une complication des mouvements des autres soldats, les mouvements simples et élégants du corps de ballet représentant la soldatesque deviennent des moulinets dans lesquels Woyzeck se perd, et qui le mettent à contretemps du reste de la troupe. La différence est claire, les personnages ont tous une élégance de mouvement à l’exception de Woyzeck, pantin désarticulé, désordonnée, sans cohérence, qui essaye sans succès d’imiter ses contemporains mais ne parvient pas à s’intégrer. Si visuellement, Spuck utilise avec intelligence des différences parfois minimes, parfois plus évidentes dans les styles des pas de chaque danseur pour camper ses personnages, la première partie qui sert d’exposition est un peu longue et répétitive, surtout dans le cas de Woyzeck pour qui le trait est assez gros. On assiste en quelques sorties à une série de vignettes pour montrer les différentes personnalités qui composent la pièce, certes bien conçues, mais qui manquent de liant. Cela change quand les fils de l’intrigue commencent à se nouer. Sous la tension, Woyzeck gagne une intensité, une cohérence qui font défaut au début, et qui lui donnent, enfin une élégance.

Il y a une réelle division en deux parties du ballet : la première partie est « objective », démonstrative, nous présente les personnages, leur environnement, leurs interactions. Et puis, à un moment, à force d’humiliations et de mauvais traitements, Woyzeck perd pied et la tragédie se met en marche. On entre alors dans une représentation « subjective », Spuck nous montre désormais le monde tel que le voit ou le ressent Woyzeck, tantôt hostile, tantôt grotesque…  Dans certains tableaux, on a plus l’impression de voir non pas le réel, mais les cauchemars de Woyzeck. A partir de ce point, les caractères de ses personnages enfin dessinés, Spuck resserre sa chorégraphie qui devient beaucoup plus vive et élégante et captive vraiment notre attention jusqu’à la conclusion.

La deuxième confrontation de Woyzeck au Docteur en est un exemple frappant du contraste entre les deux parties : la première confrontation est purement descriptive, Woyzeck se laisse faire des injections pour le Docteur qui le mettent au plus mal, contre rémunération. La deuxième confrontation est nerveuse, tendue, chaotique, montrant un Woyzeck tourmenté, harcelé par le Docteur et ses assistants qui le tirent de droite à gauche, le portent d’une table à une autre, sans ne lui laisser ni répit ni échappatoire. C’est à n’en pas douter l’un des temps forts du ballet, mais toutes les autres scènes de la deuxième partie du ballet sont électrisées par cette tension dramatique. Dans le pas de deux entre Marie et le tambour-jour, on est frappé par le contraste entre l’abandon désespéré de Marie entre les bras du tambour-major, et les mouvements froids et précis de celui-ci.

La tension culmine fatalement dans le dernier pas de deux entre Woyzeck et Marie et l’assassinat de celle-ci. Spuck renonce là aux accessoires, à l’hémoglobine de synthèses, aux effets visuels, si ce n’est une colonne de fines gouttelettes d’eau tombant du haut de la scène dans une colonne de lumière blanche blafarde, formant des marques sombre sur la robe de Marie. Les derniers instants de tendresse, empreints d’une profonde mélancolie, laissent brutalement place au meurtre, une scène extrêmement intense, brutale, qui laisse sans souffle sur son fauteuil. Le corps sans vie de Marie reste sous la bruine dans son halo blafarde, quand Woyzeck se saoule dans l’auberge, à l’autre bout de la scène, dans une lumière mordorée. Woyzeck dessaoule, l’auberge disparait dans l’ombre, et seul reste Woyzeck et le corps trempé de Marie dans un cercle de lumière blanche.


Catharsis



Il ne faut pas réfléchir bien longtemps pour déterminer que le Woyzeck de Spuck est une bien meilleure adaptation de Büchner que le Wozzeck d’Homoki. Woyzeck est une tragédie, elle doit avoir une dimension cathartique, c’est-à-dire qu’elle doit susciter chez les spectateurs des passions et des émotions violentes, pour les purger de leurs pulsions excessives. Christian Spuck y parvient : la scène du meurtre en particulier, pour n’en retenir qu’une, prend vraiment aux tripes. Et il parvient à nous faire voir, à nous faire vivre ce que ressent Woyzeck. A l’inverse, le Wozzeck d’Homoki n’inspirait que deux sentiments : de l’ennui pendant, du soulagement à la fin. Une catharsis relativement limitée donc.

Christian Spuck démontre ainsi qu’il est possible de bien, voire très bien raconter une histoire complexe par la danse (à comparer avec le Lac des Cygnes ennuyeux à mourir, qui met le même temps à nous raconter un conte pour enfant).

Malgré toute l’intelligence du chorégraphe, qui transpose Büchner de manière remarquable, Woyzeck ne tiendrait sans la grande qualité de ses interprètes. Ce soir-là, Dominik Slavkovský tenait le rôle de Woyzeck et forçait l’admiration. Dans un rôle très physique dans lequel le danseur est quasi-constamment sur scène, il incarne les différentes évolutions de Woyzeck à la perfection : grand dadais maladroit, clown triste involontaire, victime, amoureux blessé, mais conservant à son personnage toujours le même côté chien fou. Juliette Brunner est excellente dans le rôle de Marie, avec une grâce triste, fragile. Dans les autres rôles, on retient l’interprétation du Docteur par Matthew Knight, qui compose un personnage apparemment bienveillant mais souple, fuyant, finalement inquiétant.


Vainqueur par K.O.



Il n’y a de que de bien petits bémols à mettre à ce ballet : quelques longueurs dans la première partie, une musique qui ne laisse absolument aucune impression. Pour le reste, Woyzeck est une réussite sur de nombreux plans. Sur le plan esthétique, la chorégraphie, les pas sont beaux, et très bien interprétés. Et chose plus rare, la chorégraphie est un succès sur le plan dramatique : Woyzeck par Spuck ne se contente pas de s’inspirer de Woyzeck par Büchner, il donne vie à la tragédie de Büchner, et le fait mieux que d’autres avec pourtant une plus large palette d’expression. Dans la bataille des Woyzeck entre l'opéra de Zürich et le ballet de Zürich, le ballet l'emporte, sans discussion.


Swann



mercredi 27 avril 2016

Mozart - La Flûte enchantée

Opéra en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart sur une livret d'Andreas Schikaneder (1791)

Direction : Fabio Luisi - Mise en scène : Tatjana Gürbaca

Opernhaus Zürich, 12 avril 2016


Papageno (Ruben Drole) et Papagena (Deanna Breiwick) - Crédit photo : Hans Jörg Michel - Opernhaus Zürich 



En un mot : tout à fait enchanté

Ayant apprécié la mise en scène d’Aïda de la même metteuse en scène et vivant avec la honte de n’avoir jamais vu la Flûte enchantée, il semblait tout indiquer de me procurer un ticket pour la reprise qui en passe ce mois-ci. Evidemment, pour un monument de cette taille, les attentes sont élevées, et les écueils sont connus : interprètes attendus au tournant sur les grands airs, enrobage mystico-maçonnique facilement indigeste… Les exigences sont grandes pour l’aspect musical, et l’œuvre est complexe à mettre en scène, alternant féérie et comédie avec des moments plus graves et sérieux. La flûte enchantée a ce caractère d’opéra total, ne correspondant à aucun genre car touchant tous les genres, un peu à la manière d’une pièce comme Hamlet.

Lumières, fées et maçonnerie


Créé en 1791, la Flûte enchantée est le dernier et le plus connu du répertoire d’opéra-comique en langue allemande, ou Singspiel de Mozart, dans un style donc différent d’autres œuvres comme Don Giovanni ou Le mariage de Figaro. L’opposition de style, entre le format classique, en italien, et la forme plus libre dans la langue du peuple, est semblable à l’opposition entre le Deutscher Requiem de Brahms et les requiem en latin : l’usage de la langue allemande dans une forme libre montre une volonté de faire une œuvre populaire, de s’adresser directement au peuple, plutôt que de suivre une forme classique fixe appréciée des élites. Il y a en effet deux dimensions à la Flûte enchantée, outre la dimension musicale pure, c’est en premier lieu un spectacle, une pièce à machine, spécialité directeur du théâtre où l’opéra fût créé. Mais c’est aussi une profession de foi et un message spirituel humaniste, inspiré des Lumières et des principes maçonniques. La Flûte enchantée est écrit pour un théâtre et une troupe précise, et probablement, dans une certaine mesure, avec cette troupe. L’écriture du livret, attribué à Emanuel Schikaneder, comporte donc une dimension collective, Mozart y ayant certainement participé, et il est également possible que certains extraits de la partition ne soient pas de Mozart. De par ce mode d’écriture, les rôles sont donc individualisés en fonction des forces et des faiblesses des interprètes originaux. La belle-sœur de Mozart, Josepha Hofer, soprano virtuose, dispose donc d’une partition qui fait appel à son talent quand Schikaneder, interprète plus versatile, est moins sollicité musicalement.

L’argument s’inspire de plusieurs contes de fée, mélangés à un récit initiatique s’inspirant des rites d’initiation francs-maçons. Le prince Tamino est perdu dans un pays inconnu, et y rencontre la Reine de la Nuit et sa suite, qui lui demande de libérer sa fille du mage Sarastro qui la retient captive. A la vision d’un portrait de Pamina, le jeune prince en tombe immédiatement amoureux, et part donc à sa recherche, accompagné d’un oiseleur, Papageno. Tamino découvre avoir été berné par la Reine de la Nuit : Sarastro, prêtre d’une grande sagesse, ne fait que protéger Pamina de son horrible mère. Tamino ne pourra obtenir sa main et pénétrer dans le temple de la sagesse qu’à travers trois épreuves initiatiques, dans lesquelles l’accompagne le brave Papageno. Il acquiert la sagesse, obtient la main de Pamina, et Papageno trouve sa Papagena.



Conte comique



On est au début un peu déçu par la mise en scène : le décor de Klaus Grünberg est quelconque, plutôt triste, la scénographie sans grand intérêt, il n’y a pas beaucoup d’idées de mise en scène. Mais la grande qualité de cette mise en scène, c’est la lecture qu’a fait Tatjana Gubaca de la pièce, et la manière dont elle résout le problème posé par l’hétérogénéité de la pièce. Car on peut facilement trouver le temps long pendant les aventures du bon prince Tamino, alternant entre versants comiques, romance, et liturgie maçonnique évoluant toujours à la marge du grandiloquent. Pour être honnête, la partie « sérieuse » du livret est d’un intérêt assez réduit : l’opposition ténèbres et lumière, qui symbolise la lutte entre l’obscurantisme et la superstition d’un côté, la connaissance et la sagesse de l’autre, donc les Lumières, n’est plus très originale de nos jours, quant aux cérémonies maçonniques, aussi solennelles qu’elles soient, qu’on invoque Isis ou Osiris, c’est d’un grand ennui pour le non-initié. On voit le piège tendu par Mozart et Schikaneder : Schikaneder étant spécialiste du théâtre à grand spectacle, on voit comment les cérémonies initiatiques sont pensées pour une mise en scène grandiose, une débauche d’effets. Le reste du livret étant plus une série d’interludes, le cœur du message se trouvant dans les scènes inspirées par la franc-maçonnerie. Gürbaca a la très bonne idée de retourner l’approche suggérée par Mozart et Schikaneder : se concentrer sur le versant comique de la Flûte enchantée, l’amplifier même en réécrivant les récitatifs pour les rendre moins datés et plus directement drôles, et à l’inverse, faire des passages graves des interludes exécutés efficacement, sans s’appesantir, avec un minimum d’effets. Elle réussit son pari, en cela qu’elle propose un spectacle drôle et distrayant : malgré la longueur de la pièce, on ne voit pas le temps passer.

Le ressort comique de la pièce, c’est Papageno, histrion jeté au milieu des princes, prêtres et nobles qui constituent le reste de la distribution, interprété par un Ruben Drole truculent, très en verve, et à qui il faut attribuer une part significative du succès de cette production. Outre son indéniable talent comique, on ne peut que louer aussi ses talents lyriques : si sa partition n’est certes pas la plus complexe, son interprétation est en tout point irréprochable, et passant du parlé au chanté, il reste terriblement drôle tout du long. C’est lui le véritable centre de la mise en scène, et non une simple respiration comique. Pour renforcer cet aspect comique, le jeune mais brave prince Tamino passe au second plan, et devient un adolescent attardé un peu couard, peu vaillant, se lançant dans les épreuves initiatiques en compagnie de Papageno avec plus de zèle que de talent ou d’expérience. Pamina est une adolescente essayant d’échapper à l’emprise de sa mère, et Monostatos, le Maure chargé de la surveiller et secrètement amoureux, devient un hurluberlu déblatérant sur la métaphysique des relations amoureux sous les yeux d’une Pamina horrifiée. Cette Flute est donc la quête d’une bande d’adolescents aux pieds nickelés à la recherche de l’amour et tentant d’échapper à l’emprise de leur parent, et c’est très amusant.

J’ai reproché avec une certaine véhémence à Christoph Marthaler (Il viaggio a Reims) et à Herbert Fritsch (King Arthur) d’avoir détourné l’opéra qui leur était confié en y réécrivant une comédie, on se serait en droit de se demander pourquoi je ne fais pas ici le même reproche à Tatjana Gürbaca. En particulier, les similitudes sont nombreuses avec la récente et abominable mise en scène de King Arthur : réécriture des récitatifs, transformation en comédie d’une pièce rébarbatives sous certains aspects… Outre une nettement plus grande finesse d’exécution chez Gürbaca, elle se distingue de en ne maltraitant pas son sujet : il ne s’agit pas ici de greffer sur une œuvre existante un matériel comique nouveau, pour masquer une œuvre difficile à mettre en scène sans être ennoyeux comme chez Fritsch. La comédie est déjà présente dans la Flûte enchantée, Gürbaca se contente de lui consacrer plus d’attention que de coutume, sans néanmoins dédaigner le reste de l’œuvre : si elle ne s’appesantit sur les parties rébarbatives, elle les met tout de même en scène avec une vraie vision.


Le charme discret de la bourgeoisie



Car il y a des passages qui ne se prêtent pas à la comédie, et Gürbaca n’essaye pas de les escamoter mais les traite avec une analyse intéressante et assez fine. La Flûte enchantée est basée sur une opposition simple entre ténèbres et clarté, sagesse et obscurantisme. La vision reste tout de même assez bourgeoise, voire réactionnaire : quand les épreuves permettent au noble Tamino d’acquérir la Sagesse et la main de la femme dont il est amoureux, le simple Papageno ne trouve que la sagesse de préférer à une bouteille de gnole la stabilité d’un mariage avec une vieille femme inconnue (qui se transforme en très belle jeune fille, parce que c’est tout de même un brave type, et que c’est un conte de fée, après tout). Et on ne parle même pas de la place réservée aux femmes (air n°11, « Protégez-vous contre les figures féminines »).

La mise en scène de Tatjana Gürbaca modernise l’opposition qui sous-tend le livret, certes de manière moins radicale qu’elle ne le faisait dans Aïda. La notion de noblesse n’ayant plus vraiment de sens à notre époque, la Reine de la Nuit et Sarastro deviennent les diverses faces d’une classe aisée, privilégiée de la population, deux modèles de vie s’opposant et essayant de gagner Tamino et Pamina, encore sur l’arrête du miroir. La Reine de la Nuit, c’est un monde fermé aux autres strates de la société, une société d’oisiveté, d’immobilisme. Une société qui ne contribue rien, et ne produit que les moyens de sa propre perpétuation. Les costumes sont riches, festifs. A l’inverse, la mise de Sarastro est infiniment plus simple, et le personnage nettement moins flamboyant : le costume des classes aisées travailleuses selon Gürbaca et Silke Willrett, pantalon de coton, chemise, pull col en v. Le « prêtre » Sarastro devient ici un architecte, avec à sa suite les différents corps de métier qui l’assistent, traversant les classes de la société. La bourgeoise qui travaille et fait travailler, qui construit et fait construire, contre la bourgeoise qui profite dans un strict entre-soi. Le temple de la connaissance est une maison en construction, et les feux de camp du début deviennent grâce aux assistants de Sarastro des foyers de brique au fil de la pièce. C’est un message assez surprenant puisqu’en substance, la victoire de la lumière chez Gürbaca, c’est la victoire des CSP+ et de la valeur travail. Pourtant, plus profondément, c’est la victoire du mérite sur le privilège, de l’ouverture aux autres sur le repli sur son propre milieu, du progressisme sur le conservatisme. La vraie victoire de Sarastro, c’est de faire de l’enfant Tamino un homme voulant contribuer au progrès de la société quand la Reine de la Nuit lui offre la facilité de l’oisiveté. Etant donné le caractère réactionnaire du livret, c’est à mon sens une belle réussite que de parvenir à ce message sans violenter l’œuvre (il existe une version de la Flûte enchantée dans laquelle Sarastro est le gardien des tradition inuits, je ne suis pas convaincu que cela se marrie de manière aussi fluide avec l’œuvre d’originale). Comme dit plus haut, Gürbaca ne s’attarde pas sur ces segments, mais la lecture qu’elle en livre est néanmoins tout à fait digne d’intérêt.


Son et lumière



Sur le plan musical, La Flûte enchantée m’a permis de lever un doute qui me taraudait depuis quelques mois. Etais-je trop dur avec les chefs d’orchestre, en particulier Teodor Currentzis pour sa direction dans Macbeth, à qui je reprochais une certaine carence en émotion, une certaine tiédeur dans l’interprétation, sans pouvoir mieux les définir ? Fabio Luisi m’a apporté une réponse, sous la forme d’une direction d’une précision et d’un équilibre parfait. Ses interprètes ne se contentent pas de simplement jouer la partition sans erreur, il y a une qualité rare, une justesse lumineuse dans la direction de Luisi que l’on ne trouvait par exemple pas dans la direction de Verdi par Currentzis. A mon sens, l’Opernhaus proposait une très bonne interprétation de la partition qui doit beaucoup à la baguette de Fabio Luisi, soutenu par de très bons interprètes (l’orchestre La Scintilla). Sen Guo en Reine de la Nuit livre son grand air avec aplomb, sans trembler, Mari Eriksmoen propose une très bonne interprétation de Pamina, en trouvant le juste équilibre entre les différentes facettes du personnages (fragilité, rébellion, amour). Tamino, joué par Mauro Peter, est très bien, et on a déjà dit tout le bien qu’on pensait de Ruben Drole dans le rôle de Papageno. Le seul petit bémol serait le Sarastro de Georg Zeppenfeld, peut-être un peu trop austère, pas assez majestueux dans ses airs, même si cela reflète aussi le personnage tel que l’a dessiné Tatjana Gürbaca.

Enfin, une mention spéciale pour les interprètes des trois garçons qui viennent périodiquement aider Tamino au cours de son périple. Jugement hautement subjectif, ils ont la lourde responsabilité de devoir interpréter à mes yeux les plus beaux segments de la partition. On préfère souvent les faire jouer par des interprètes adultes, sopranes et altos, mais la partition est écrite pour des voix d’enfants, et ne se révèle réellement qu’interprétés par eux, et malgré les difficultés que cela représente, l’Opernhaus laisse à trois garçons du Tölzer Knabenchor le soin d’interpréter les 3 génies qui aident les personnages principaux, rôles qu’ils tiennent très bien !


Enchantement




A l’Opernhaus devant cette production de La Flûte enchantée, on est déçu que Papageno et Tamino ne mettent pas plus de temps à surmonter les épreuves, et le temps semble être passé bien trop vite quand les ténèbres sont vaincues et que la lumière revient dans la salle. L’une des meilleures performances musicales de la saison, une mise en scène qui fait d’un livret tortueux et rempli de chausse-trappes un spectacle vif, enlevé et distrayant, qui prend malgré tout la peine d’offrir une lecture sérieuse et intéressante de l’argument de la pièce. Le genre de représentation qui donne envie de revenir encore et encore, de prendre le risque d’endurer même un autre Marthaler ou un autre King Arthur, pour la chance de voir à nouveau ce genre de production.


Swann