Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand
Si l’Opernhaus Zürich n’est ni Bayreuth, ni
la Scala, ni l’Opéra Garnier, force est de reconnaître que la programmation
fait preuve d’une certaine ambition et que l’on y a vu au cours de la saison
écoulé quelques bien jolies choses. C’est ce qui rend d’autant plus désespérant
de voir la saison se terminer sur une production absolument sans envergure
telle qu’I Puritani de Vincenzo
Bellini, numéro d’équilibrisme entre le convenable et le passable. Et il est
inquiétant de réaliser que la production la moins ambitieuse de l’année a pour
metteur en scène l’intendant de l’Opernhaus, Andreas Homoki, et le chef
résident, Fabio Luisi, à la direction musicale. Soyons clair, I Puritani n’était pas un mauvais
spectacle. Mais c’était une production d’un niveau bien inférieur à ce que l’on
est en droit d’attendre à Zürich.
Sans relief
On ne va pas s’attarder trop sur l’œuvre, le
dernier opéra composé par Bellini, musicalement assez beau mais pas franchement
palpitant, deux amants séparés par la guerre civile entre royalistes et
puritains éponymes. Les amants sont interprétés par Pretty Yende, qui délivre
une interprétation convenable mais semble être à la limite de ses capacités, et
Lawrence Brownlee qui tient plutôt bien son rôle, sans pour autant susciter
l’enthousiasme. La direction musicale de Fabio Luisi est correcte mais sans
éclat, un triste contraste avec sa jubilatoire direction de la Flûte enchantée.
Les costumes sont insipides, mais
paraissent briller de mille feux devant la pauvreté du décor : un plateau
nu à l’exception de chaises et d’un grand cylindre vertical ouvert sur un flanc
qui occupe la moitié du plateau et tourne sur lui-même à vitesse variable.
C’est laid, pauvre, sans intérêt ou inspiration.
Sur le plan de la mise en scène, Andreas
Homoki semble avoir eu aussi peu d’inspiration que pour le décor, ce qui n’est
finalement pas plus mal : on s’ennuie, mais c’est pire quand Homoki a une
idée de mise en scène, chose heureusement assez rare. En ce sens, c’est plus
réussi que son Wozzeck.
Sa plus grande trouvaille consiste à faire
mourir le héros, quand il survit et épouse l’héroïne dans le livret. Evidemment,
ce n’est pas raccord, et comme le coup de théâtre intervient à deux minutes du
rideau, juste avant le chœur final, il n’y pas franchement le temps de
rattraper le coup. On peut suggèrer à Homoki de plutôt mettre en scène Aïda,
Tosca, Norma… Le répertoire lyrique ne manque pas de héros mourant à la fin de
leurs opéras, et au moins, ça ne tombera pas comme un cheveu sur la soupe :
tout le monde se congratulant, louant la victoire de l’amour et de la liberté,
avec la tête du héros mort par terre dans un sac, ça ne marche pas.
Si la soirée fut sans grand intérêt et
ennuyeuse, on ne peut pas reprocher à I
Puritani d’être une mauvaise production, ce n’est pas le cas. L’ennui naît
d’un opéra moyennement intéressant, sur lequel n’a été assuré que le service
minimal : interprètes pas transcendants, direction d’orchestre plan-plan,
mise en scène minimale et sans inspiration, costumes sans reliefs, décors
moches et basiques. Et il est fort cuisant de voir une production digne d’un
petit opéra de province, pauvre et paresseuse, dans une salle qui aime à croire
être un opéra important, et qui le fait payer aux spectateurs aux mêmes prix
qu’à Vienne, Paris ou Milan.
Wolfgang Amadeus Mozart - Concerto pour clarinette en la majeur
Jörg Widmann - Messe pour grand orchestre
Direction et clarinette : Jörg Widmann
Tonhalle Zürich, 6 juillet 2016
Pour finir son année en tant que Creative chair à la Tonhalle (il cède sa place la saison prochaine à Péter Eötvös), Jörg Widmann était l'attraction d'un dernier concert dans lequel il endossait les rôles de soliste, chef d'orchestre et compositeur.
Mozart
C'était un plaisir que d'écouter l'orchestre de la Tonhalle et Jörg Widmann interprété le concerto pour clarinette de Mozart. Surtout, l'absence de chef d'orchestre donnait une atmosphère très particulière, un sentiment d'un orchestre et d'un soliste travaillant dans une alliance beaucoup plus organique qu'en la présence d'une baguette et d'un chef d'orchestre à son bout. On sent un orchestre et un soliste beaucoup plus attentif, des regards lancés entre instrumentistes, et bien entendu une très grande connaissance et maîtrise de la partition.
Widmann
La réputation de soliste de Jörg Widmann est solidement établie, et n'est pas usurpée. Widmann est aussi connu, certes un peu moins, comme compositeur. Sa messe pour grand orchestre est une oeuvre longue et ambitieuse, puisqu'elle reprend la structure et les parties d'une messe pour choeur et orchestre, en renonçant aux choeurs. Malheureusement, Widmann n'invite pas vraiment au recueillement. En voulant jouer des contrastes offerts par les différents instruments du large orchestre, il produit une oeuvre grinçante, souvent dissonante, généralement désagréable. Il faut lire désagréable au premier degré, écouter la composition de Widmann était une expérience désagréable, pénible, dont on espère qu'elle sera aussi courte que possible, comme on espère que son voisin qui joue de la perceuse aura vite fini de faire le trou pour fixer son napperon sur son mur. Très applaudi sur Mozart, il a fait un joli petit bide sur sa composition, le niveau des applaudissement ne dépassant pas le minimum de politesse. Il y a pourtant quelques passages intéressants dans cette messe, mais la messe pour grand orchestre confirme mon intuition après Armonica : si Widmann est capable de bâtir de très belles ambiances sonores, de très beaux segments, il ne semble pas capable de maintenir cela sur des morceaux complets, ni de trouver une cohérence, une progression dans le morceau. On retrouve donc les mêmes problèmes que dans Armonica, qui semblent décuplés sur une oeuvre plus longue, quand bien même Widmann est capable de créer de courts segments, des ambiances, beaux, intéressants, qui feraient merveille dans une bande-son, la messe ayant des accents à la Hans Zimmer tendance Inception.
La saison touchant à
sa fin, nous découvrons désormais les dernières productions de l’Opernhaus
avant l’été. Après les deux adaptations du Wozzeck de Büchner par Christian
Spuck, directeur du corps de ballet, et Andreas Homoki, intendant de l’Opéra,
c’est un nouveau duel à distance qui se joue pour la conclusion de la saison.
Si j’admets être inquiet pour la production d’I Puritani de Bellini par Homoki après ma déconvenue sur son Wozzeck
en début de saison, la chorégraphie que Spuck avait tiré du même sujet me
rendait impatient de découvrir son Sandmann
qui clôture l’année pour le Ballet.
Cauchemars
Der Sandmann, ou l’Homme au sable dans sa traduction française, est un conte
fantastique sombre de la première moitié du XIXé siècle de l’écrivain allemand
E.T.A. Hoffman. C’est la figure ancienne du Sandmann qui sert de pivot, un
personnage des contes germaniques alors plus proche du Krampus ou du père
fouettard que du marchand de sable bienveillant que nous connaissons désormais.
Néanmoins, il n’apparaît pas en tant que personnage dans le récit.
Le héros du conte est
un étudiant, Nathanaël qui, enfant, avait été marqué par l’apparence d’un avocat
qui rendait visite à sa famille, qu’il croyait être l’homme au sable, et qu’il
rendait responsable de la mort prématurée de son père. Alors qu’il sort avec
ses amis, le héros rencontre un opticien en qui il croît reconnaître l’avocat
qui l’effrayait enfant. L’opticien lui vend une étrange lunette. Enfilant la
lunette, il voit une très belle jeune femme dont il tombe éperdument amoureux.
La jeune femme se révèle être un mannequin-automate construit par son
professeur de physique, ce que la lunette de l’opticien l’empêche de voir. Nathanaël
sombre lentement dans la folie.
J’avais dit à quel
point Christian Spuck m’avait impressionné par sa capacité à raconter par la
danse une histoire complexe. Il va sans dire que Der Sandmann était un vrai défi pour la narration : temporalités
multiples, personnages et leur doubles, illusions… Spuck ne choisit en aucun
cas la facilité. Il démontre encore une fois un grand talent de
conteur : les poses, les costumes, la scénographie, permettent de
comprendre immédiatement les situations, qui est qui, les liens entre les
personnages, dans quelle temporalité nous nous trouvons, c’est de ce point de
vue une belle réussite.
Mais peu importe le
génie de Christian Spuck dans ce domaine, la narration n’est pas l’élément
essentiel d’un ballet. Que vaut la chorégraphie en elle-même ? Mon
sentiment est nettement plus mitigé. On retrouve une structure similaire à
celle de Woyzeck, à savoir des
solistes campant les personnages d’un côté, le corps de ballet représentant
« la société », de l’autre. La différence est que le corps de ballet
est beaucoup plus présent dans Der
Sandmann, alors même qu’il a beaucoup moins de raison d’être. L’enjeu de Woyzeck est le rejet d’un homme par la
société. Dans Der Sandmann, le
conflit est intérieur, Nathanaël ne se bat que contre ses propres démons. Sans
grand lien avec l’histoire, et dotées d’une chorégraphie assez répétitive et
peu inspirée, les interventions du corps de ballet donnent vraiment
l’impression de meubler, d’allonger artificiellement la courte nouvelle
d’Hoffmann.
On retrouve aussi un
manque de tension et de rythme dans la chorégraphie, que je reprochais déjà à Woyzeck tant que la tension narrative
n’augmentait pas. On retrouve le même problème dans Der Sandmann, dans un contexte nettement plus défavorable :
une grande partie des personnages du conte sont normaux, lisses, gris : la
fiancée, les amis du héros, le héros lui-même pendant une longue partie du
ballet, sont assez mous, et la chorégraphie est à l’avenant. Oh, on ne peut
rien reprocher à Alexander Jones, impeccable dans le rôle du héros, mais hélas,
ce que Spuck lui fait danser pendant une grande partie du ballet n’a vraiment
rien de bien intéressant.
Je ne sais pas si c'est lié à l'absence du personnage de Nounours, mais j'ai connu des marchands de sable avec qui on s'ennuyait tout de même moins qu'avec Spuck
Le seul moment qui
brise l’ennui dans le ballet, c’est lorsqu’apparaît la femme automate. C’est
alors vraiment très bon. L’automate, son créateur, l’aveuglement du héros sont
alors dépeints par un Christian Spuck très inspiré, qui nous montre la même
situation sous une multitude d’angle : l’aspect comique pour l’assistance
de cette ballerine automatique, qui s’arrête en plein milieu d’une mesure, et
qu’il faut laborieusement ramener à son point départ. La grâce et l’émotion
qu’elle inspire à l’étudiant, qui à travers sa lunette ne voit pas l’automate
derrière la grossière forme humaine. Les ruptures dans les mouvements de
l’automate, qui brisent l’illusion pour tous sauf pour l’étudiant. A cela
s’ajoute la fantastique interprétation d’Anna Khamzina : le caractère
d’automate n’est pas représenté par de simples poses ou mouvements figés, saccadés,
c’est une interprétation bien plus subtile, qui fait apparaître dans l’élan
d’une série de pas, d’une foulée, d’une pointe, une soudaine crispation, une
accélération soudaine, mais jamais d’arrêt complet : quand l’automate
s’arrête, il continue sur son élan quelques pas, les membres oscillent sur
leurs articulations quelques instants. On croit vraiment voir comment danserait
une mécanique.
C’est hélas une
parenthèse bien courte qui arrive bien tard, et l’élan retombe juste après,
menant à un final confus. Il y a bien quelques autres moments d’intérêt, le
cauchemar du héros, les retours en arrière durant l’enfance de Nathanaël, mais
l’ennui et l’indifférence dominent une majeure partie de la représentation. Ce
qui chagrine toujours avec des danseurs de ce talent. A part Wei Chen, qui en
fait sans doute un peu trop dans son personnage de l’avocat Coppelius, par
contraste avec un Manuel Renard plus mesuré mais tout aussi inquiétant en Coppola
l’opticien, la distribution est irréprochable, voire géniale quand elle dispose
d’une chorégraphie intéressante.
Woyzeck, deuxième partie
Se dessine aussi
nettement un désagréable sentiment de déjà-vu par rapport à Woyzeck. On retrouve deux histoires
assez similaires, avec des personnages proches aux rôles similaires dans le
récit (un personnage principal qui glisse dans l’isolement et la folie, des
amis, des notables). Dans les deux adaptations, on retrouve les mêmes tableaux,
les mêmes situations, chorégraphiés et mis en scène de manière similaire. Le
corps de ballet figurant les gens normaux. Le héros s’attaquant dans les deux
ballets à sa fiancée puis finissant au sol dans un cercle de lumière blafarde.
Les notables tourmentant le héros. On a l’impression d’assister à un mauvais
remake de Woyzeck plutôt qu’à une
œuvre originale et distincte.
Finalement, la
principale erreur de Christian Spuck vient peut-être du choix de son sujet. Il
est évident que Der Sandmann est
difficile à transcrire en ballet, et Spuck relève le défi brillament, mais ce
challenge a peut-être éclipsé les qualités intrinsèques du texte original pour
une adaptation. Sur une scène, on attend d’un récit un certain schéma, une
structure fermée avec une résolution et une fin établie. Or on se trouve dans
un récit fantastique qui laisse une fin ouverte, qui ne cherche volontairement
pas à expliquer, à dénouer, à résoudre. Der
Sandmann est de fait une sorte de précurseur pour les nouvelles d’Edgar
Allan Poe (La chute de la maison Usher,
La barrique d’amontillado) ou plus tard de Dino Buzatti (L’Ascenseur), la clef réside dans la
puissance d’évocation de l’écrit et laisse le lecteur avec un mystère irrésolu
et un malaise persistant. Ce schéma fonctionne nettement moins bien sur une
scène, sur laquelle les interprètes montrent
plutôt qu’ils n’évoquent. Enfin,
dernier point, le texte original est court, et une fois les détours du récit
décantés, l’action est assez sommaire, ce qui laisse un matériel relativement
réduit à adapter.
Peut-on donc adapter Der Sandmann ? Contre toute
attente, oui, et c’est tout à la gloire de Christian Spuck. Était-ce une bonne
idée ? Probablement pas. Ainsi se termine donc la saison 2015-2016 pour le
ballet, malheureusement sur une déception. Christian Spuck garde son talent de
conteur, il est dommage qu’il soit si inégal dans ses chorégraphies, capables du
meilleur comme du quelconque, mais les nombreuses redites rendent la déception
plus amère. On espère simplement que Spuck ne se mettra pas en tête d’adapter La Métamorphose de Kafka : certes,
c’est le genre de récit qu’il aime bien adapter, mais le héros reste caché sous
son lit tout du long. Un challenge de taille pour un chorégraphe, même pour
Spuck.
Opéra en 5 actes de Claude Debussy d'après Maurice Maeterlinck (1902)
Direction : Alain Altinoglu - Mise en scène : Dmitri Tcherniakov
Opernhaus Zürich, 14 mai 2016
Mélisande (Corinne Winter) et Golaud (Kyle Ketelsen) - Crédit photo : T + T Fotografie - Opernhaus Zürich
En un mot : une relecture réussie mais trop longue
L’opéra ne
consiste pas seulement à faire porter de (plus ou moins) jolis costumes à des
chanteurs installés dans un (plus ou moins) beau décor, il s’y ajoute aussi une
dimension narrative, parfois littéraire. Il est donc toujours agréable de
découvrir un opéra écrit dans sa langue maternelle, surtout lorsque le style
d’écriture est aussi particulier que celui de Maeterlinck pour Pelléas et Mélisande. Avec une pensée
pour nos amis non-francophones qui n’y ont vu que du feu, parlons donc Debussy.
Pelléas et Mélisande est l’unique opéra compose par Claude Debussy,
dont il écrit le livret à partir d’une pièce de Maurice Maeterlinck. La pièce
est de style symboliste, et se distingue par une absence d’effets de style dans
le texte. Cela se traduit par des dialogues très simples, naïfs presque.
Associé à l’absence de contexte, d’époque ou de lieu clairement définis, cela
donne un caractère étrangement abstrait au livret. Pour l’anecdote, Maeterlinck
et Debussy restèrent brouillés après la création, non pas à cause de l’adaptation
qu’avait Debussy de la pièce, mais du refus de celui-ci de donner le rôle-titre
à la maîtresse de Maeterlinck.
En attendant
Golaud
Le prince Golaud
se perd dans une forêt lors d’une partie de chasse, et rencontre au bord d’un
lac une jeune femme, Mélisande, effrayée et craintive, qui semble perdue elle
aussi. Golaud tente de l’apaiser et tombe du même coup amoureux d’elle. Ils
reviennent ensemble au château, et Golaud épouse Mélisande. Mélisande reste une
personne à part : son passé reste inconnu, ses actions parfois
incohérentes. Elle se prend d’amitié pour Pelléas, le jeune frère de Golaud, au
caractère lunaire, et s’éloigne de plus en plus de son mari à mesure qu’elle se
rapproche de Pelléas, leur relation restant néanmoins platonique. Pelléas et
Mélisande décident de fuir le château ensemble. Sous le coup de la jalousie, Golaud
blesse mortellement son frère Pelléas. Mélisande accouche d’une petite fille
puis meurt, laissant Golaud sans réponse à sa question : l’a-t-elle
trahi avec Pelléas ?
Réduite à ses
éléments constitutifs, l’histoire n’est pas sans intérêt : comment se détruit
le lien qui unit deux frères, le lien entre un mari et son épouse, par
l’introduction d’un élément perturbateur, Mélisande. Mélisande, aimée, mais
dont les personnages ne comprennent pas les actions, et à l’exception de
Pelléas n’acceptent pas telle qu’elle est. Mélisande n’a pas de passé, pas de
famille, et trouble les autres personnages par ses actes innocents mais si
étranges, incompréhensibles. Deux éléments nuisent cependant au livret. En
premier lieu, Mélisande n’est finalement pas un personnage à part entière, mais
seulement un élément perturbateur. En dehors de cette fonction, le personnage
est une coquille vide. Enfin, surtout, le cadre façon conte de fées (châteaux,
rois, princes et princesses, murailles…), considéré sans aucun recul, est d’une
étouffante mièvrerie.
La princesse qui
rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette
Dmitri
Tcherniakov offre une lecture alternative du livret qui permet de résoudre ces
problèmes avec une grande élégance, en faisant du prince Golaud un psychiatre
et de Mélisande initialement sa patiente, une jeune femme psychotique, angoissée,
en proie à des hallucinations. La forêt, le lac dans lequel Mélisande menace de
se jeter, n’existent que dans sa tête. Golaud la trouve sur le divan de son
cabinet, et a pour but de la ramener de ses hallucinations au monde réel.
C’est une option
remarquablement intelligente que choisit Tcherniakov : elle permet de
faire abstraction du contexte de conte de fées naïfs du livret, qui devient finalement
un mirage n’existant que pour Mélisande, s’intègre élégamment à l’œuvre, et
ajoute une véritable dimension au personnage. Désormais, Mélisande a une
cohérence, un être malade que tous, Golaud le premier, veulent croire guérie, à
tort. Cela permet d’insuffler à la première partie un souffle, une logique qui
fait défaut dans le livret.
Surtout, cela renforce
la dimension dramatique du personnage de Golaud, véritable héros tragique de Pelléas et Mélisande, malgré le
titre : le drame final est la conséquence d’une erreur de diagnostic, d’un
aveuglement tragique de Golaud au sujet de sa patiente.
Sur le plan
musical, c’est une très agréable partition, typique, on retrouve y facilement
la patte de Debussy. C’est une expérience intéressante d’entendre Debussy
s’essayer à ce type de format long, où la musique suit les méandres d’une
histoire. De plus, Debussy ne subordonne pas le livret à un découpage en arias,
duos et solos : chaque phrase du dialogue n’est proférée qu’une fois,
l’intrigue avance et la musique suit de manière très fluide. La direction
d’Alain Altinoglu laisse se développer très joliment la partition, l’orchestre
livrant sous sa baguette une interprétation vive, précise, légère tout à fait
appropriée.
Comme dis plus
haut, le vrai héros de cet opéra n’est ni Pelléas, ni Mélisande, mais bien
Golaud, et ce sentiment était renforcé par l’interprétation de Kyle Ketelsen
qui dominait de la tête et des épaules le reste de la distribution. Il confère
à son personnage un halo d’autorité cachant une rage et une jalousies latente,
un homme de pouvoir pouvant néanmoins se mettre au niveau de ses patients. Des
membres de la distribution, il est le seul capable de faire émerger une sorte
d’aura autour de son personnage.
Corinne Winters
est très bien dans le rôle de Mélisande, et Jacques Imbrailo est un bon
Pelléas, sans qu’ils ne suscitent pour autant le même engouement que Ketelsen.
Tout part
malheureusement un peu à vau-l’eau à partir du quatrième acte. La faute en
revient à Debussy, qui tout d’un coup étire et délaye son sujet : il ne se
passe pas grand-chose, la partition se répète un petit peu, et Tcherniakov ne
parvient pas à trouver la solution pour passer l’obstacle. Quant à l’acte
final, un peu long lui aussi, Tcherniakov est particulièrement peu inspirée
dans une mise en scène à minima et cruellement dénuée d’émotion : la mort
de Mélisande est traitée avec des personnages presque statiques, tenus à
distance. Une agonie de plus sensiblement interminable dont on attend avec
impatience le dernier soupir. A comparer avec la mort de Mimi dans La Bohème, plus tôt cette saison.
Le marasme final
s’étend malheureusement aussi à l’interprétation : l’orchestre perd en
netteté, et la diction des interprètes devient quasi-incompréhensible pour une
large partie de l’acte 5 (et c’est très frustrant de devoir se rabattre sur les
sous-titres en anglais parce qu’on a plus aucune idée de ce qu’ils disent en
français).
En conclusion,
Dmitri Tcherniakov proposait une lecture intéressante de Pelléas et Mélisande tandis qu’Alain Atinoglu livrait une interprétation
compétente de la partition de Debussy, portée par Kyle Ketelsen dans le rôle de
Golaud. Mais il est infiniment regrettable qu’ils n’aient pas réussi à
manœuvrer autour des lourdeurs de la fin de la pièce, où ni la mise en scène ni
l’interprétation ne convainquent dans les derniers actes, qui plombe un peu l'impression qu'on emporte lorsque le rideau se baisse.
Musiktheater en 5 parties de Wolfgang Rihm d'après Heiner Müller (1987)
Direction : Gabriel Feltz - Mise en scène : Sebastian Baumgarten
Opernhaus Zürich, 11 février 2016
Hamlet II (Anne Ratte-Polle), Hamlet III (Scott Hendricks) et Hamlet I (Matthias Reichwald) - Crédit photo : T + T Fotografie - Opernhaus Zürich
En un mot : une rare expérience post-moderne
Si par certains
angles, l’Opernhaus peut apparaître comme terriblement casanier (avec sa
production annuelle de Verdi), force est de reconnaître qu’Andreas Homoki et
son équipe font régulièrement montre d’un certain courage dans la
programmation : on pouvait, comme la NZZ
am Sonntag, trouver que programmer 12 représentations d’Il viaggio a Reims, un opéra mineur et
oublié de Rossini, était économiquement périlleux, surtout en confiant la mise
en scène à un clown de la trempe de Marthaler, mais indéniablement, le coup
d’éclat de cette saison est la nouvelle production de la Hamletmaschine de Wolfgang Rihm. Une audace hélas injustement boudée
par le public, la salle étant loin d’être pleine au début de la représentation,
et l’étant encore un peu moins une fois la dernière note jouée. Car Die Hamletmaschine est sur tous les
plans un ovni qui ne se laisse pas facilement approcher, à la filiation
remarquablement complexe. A l’origine se trouve évidemment La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark de William
Shakespeare, créée aux environs de l’an 1600.
Il est délicat
d’écrire sur Hamletmaschine, ce qui
explique (avec ma fainéantise) le temps qu’il m’a fallu pour finir cet article
qui arrive bien tard, mais il me paraissait inconcevable de ne pas mettre par écrit
mes impressions sur l’un des moments les plus intéressants de la saison à
l’Opernhaus.
« J’étais Hamlet »
Sur la couverture de
mon exemplaire d’Hamlet, on trouve
cette citation très à propos de Kenneth Branagh : « It has everything
– intrigue, romance, politics, violence, revenge, jealousy, wit. It plays
itself out on such a grand scale ». Il y a tout dans Hamlet, et le
matériel suffirait pour tout autre dramaturge à 10 pièces, Shakespeare n’a pourtant
besoin que d’une histoire, d’un personnage, une pièce. Hamlet offre donc d’innombrables possibilités de lecture, ou de
relecture : Tom Stoppard par exemple en tire une réflexion sur le théâtre,
le destin, le libre-arbitre dans Rosencrantz
et Guildenstern sont morts (je recommande l’adaptation cinématographique que
Stoppard en fit, avec de jeunes Tim Roth et Gary Oldman).
Hamlet pourrait donc être la pièce ultime, universelle, si elle nous était
entièrement compréhensible : outre la longueur, la complexité de la pièce
et du texte en elle-même, les erreurs de transcriptions, les divergences entre
les transcriptions, les expressions idiomatiques disparues font que le texte
original est difficilement intelligible dans son entièreté, et traduire
fidèlement Hamlet une tâche
impossible.
La pièce Hamlet-Machine (1977) du dramaturge
est-allemand Heiner Müller est ainsi une sorte de « traduction
alternative », une autre manière de présenter Hamlet : plutôt que de tendre à restituer le texte aussi
fidèlement que possible, le condenser, le réduire à ses éléments constitutifs,
et replacer ces éléments dans le contexte politique et culturel contemporain. Heiner
Müller écrivit Hamlet-Machine après
avoir livré une traduction « conventionnelle » de la pièce en
allemand pour le metteur en scène Benno Besson. Hamlet-machine se condense en 9 pages vives, violentes, mélangeant
anglais et allemand. 9 pages qui suffisent à embrasser l’ossature et les thèmes
d’Hamlet, à le mettre en regard de
l’époque contemporaine, à questionner le rôle de l’artiste face au politique et
face à la société. On ne peut guère être exhaustif sur les sujets qu’aborde la
pièce, tant les 9 pages qui la composent sont extraordinairement denses.
Evidemment, une telle densité passe par une structure théâtrale très atypique,
sans construction classique ni intrigue conventionnelle. Hamlet-Machine est une pièce tout à fait particulière, qui reste la
pièce la plus jouée d’Heiner Müller, une des figures les plus importantes de la
littérature allemande au vingtième siècle.
Victime de la censure
en Allemagne de l’Est, Müller connait principalement le succès à l’Ouest, et la
première d’Hamlet-machine a lieu en
France avant d’être jouée dans le reste de l’Europe de l’Ouest et aux
Etats-Unis. C’est aussi à l’ouest du rideau de fer qu’il verra sa pièce adaptée
sous forme d’opéra, son compatriote ouest-allemand Wolfgang Rihm écrivant le
livret et composant la musique, entre 1983 et 1986, d’un « Musiktheater en 5 parties », die Hamletmaschine. La première a lieu
en 1987 à Mannheim.
Opéra total
Paradoxalement, il est
amusant de constater que l’opéra post-moderne de Wolfgang Rihm est finalement
assez proche sur la forme du semi-opéra pré-moderne qui émergea en Angleterre
peu après Shakespeare, et que j’évoquais dans ma critique du lamentable King Arthur il y a quelques temps. En
effet, die Hamletmaschine mélange les
genres, puisque la distribution inclut rôles chantés, rôles parlés, chœur,
orchestre classique, sons électroniques, percussionnistes sur scène et dans les
loges d’avant-scène. Wolfgang Rihm a transposé le texte de Müller en une œuvre
courte, d’environ une heure et demi. Le travail d’adaptation musical est d’une
grande intelligence : le caractère haché du texte de départ est rendu par
une alternance entre parties orchestrales classiques d’une grande élégance, et
assauts des différents jeux de percussion pour marquer les abrupts changements
de direction du propos, sans que ces contrastes ne créent pourtant de
dissonance. Wolfgang Rihm utilise aussi la dispersion spatiale des différents
instrumentistes tout autour de la scène pour construire d’intéressants effets
sonores. La partition est équilibrée et élégante, tout en collant pourtant à un
texte singulièrement brut.
A la baguette, Gabriel
Fetz conduit les musiciens et la distribution avec maîtrise, maintenant un
juste équilibre entre les différentes parties, et conservant la cohérence d’une
partition tortueuse et complexe. Des deux chanteurs, la soprano Nicola
Beller-Carbone (Ophelia / Elektra) est excellente et interprète ses airs,
points singuliers de la partition, avec une grande beauté. Le baryton Scott
Hendricks (Hamlet 3) est musicalement moins remarquable, même si son rôle
implique presque moins un travail musical qu’un travail d’acteur, ce dont il
s’acquitte très bien. Sur le plan musical, c’était donc une partition que j’ai
découvert avec plaisir et intérêt dans l’interprétation qu’en donnait
l’Opernhaus. Néanmoins, dans die
Hamletmaschine, il est presque vain de mettre l’aspect musical à part,
quand celui-ci n’est qu’une petite partie d’un spectacle beaucoup plus large et
global.
Trois personnages en
quête d’auteur
Hamlet n’est pas à
strictement parler un personnage de die
Hamletmaschine, puisqu’il y a trois interprètes, un baryton (Hamlet III,
Scott Hendricks) et deux acteurs (Hamlet I & II, Matthias Reichwald et Anne
Ratte-Polle) qui se définissent durant la pièce comme Hamlet, ou bien se
présentent comme l’interprète d’Hamlet. La première ligne est d’ailleurs
« J’étais Hamlet », et le reste de l’œuvre fait évoluer les trois
personnages à plus ou moins grande distance du rôle d’Hamlet, selon les enjeux
de chaque partie.
La première partie est
un condensat de la pièce originale, montrant les motivations profondes du
personnage, guidé par le sentiment d’injustice devant le meurtre impuni de son
père, et le dégout devant le remariage incestueux de sa mère avec le frère du
roi défunt. Une lecture intéressante, puisqu’elle consiste à n’exposer que la
situation de départ, les motivations des personnages. Les péripéties, la
tragédie, n’ont finalement pas besoin d’être montrées, elles sont une suite
logique que nous connaissons ou pouvons deviner.
La seconde partie
intègre Hamlet au contexte politique
de son époque, en montrant Hamlet
comme un combat entre les structures établies, « les ruines de la vieille
Europe », l’émergence de nouvelles idées politiques, les luttes politiques,
le terrorisme d’extrême gauche. Jamais mentionné directement, l’opposition
est-ouest est évidente en sous-texte. De manière intéressante, Müller ne porte
pas de jugement, mais offre plutôt des pistes, des similitudes ou des
possibilités d’associations entre la pièce et le monde contemporain. C’est sans
doute la partie qui a le plus mal vieilli, car se référant à un contexte
culturel et politique extrêmement précis, très spécifique à l’Allemagne des
années 1970, et que les bouleversements de la fin du vingtième siècle ont rendu
caducs : si nous savons encore ce qu’était la Fraction Armée Rouge, ce qu’elle
a représenté est déjà moins clair, beaucoup ne la connaissent déjà plus que par
les livres d’histoire, et une photo d’Ulrika Meinhof a une puissance
d’évocation quasiment nulle comparée à ce qu’elle prenait à l’époque. Il nous
manque désormais les marqueurs culturels, politiques de cette époque pour
réellement comprendre cette partie. Sebastian Baumgarten met à jour l’iconographie
en projetant des extraits du discours de Müller sur l’Alexanderplatz à Berlin
au cours de la chute du Mur, on a malgré cela du mal à trouver les références
nécessaires pour cette partie.
La troisième partie
est un renversement intéressant, les acteurs se morfondant de ce que
« leur tragédie n’ait pas eu lieu », Hamlet n’ayant finalement pas
été monté, et Hamlet 1, 2 et 3 se voyant refuser la dimension tragique pour
laquelle ils s’étaient préparés. Et les acteurs de se demander ce qui
adviendrait s’ils venaient à jouer leur tragédie dans le monde réel. Si les
spectateurs étaient partis se soulever contre la tyrannie, où Hamlet jouerait
son rôle ? S’attaquant au roi son oncle, à sa mère la reine et à Polonius,
ne serait-il pas du côté des révolutionnaires ? Mais en tant que prince,
que privilégié du régime, ne serait-il pas derrière ces vitres que les
émeutiers voudraient venir briser, son destin non pas le destin tragique que
lui prédit la pièce, mais celui, banal, d’un aristocrate dont on promène la
tête au bout d’une pique ? Une réflexion à la Pirandello qui s’étend au domaine
du politique, et qui, par extension, met en question le rôle des intellectuels
dans l’Etat est-allemand. Quelle est leur légitimité à se proclamer être avec
le peuple quand l’Etat les paye pour cela ?
La résolution vient finalement d’un personnage
qui évoluait jusqu’alors au fond de la scène, Ophelia (Nicola
Beller-Carbone) : personnage secondaire, victime passive, fiancée d’Hamlet
qui devient folle et meurt noyée, et qui tout au long d’Hamletmaschine était reléguée à « son » rôle, au fond de
la scène. Jusqu’à ce qu’Ophelia refuse de jouer la bienveillante victime
passive de la tragédie, se rebelle et décide d’endosser le rôle d’Electre
vengeresse et de se faire justice, à la tête de la révolution, de ceux qui tant
de fois ont poussé son personnage à la mort. Ophelia / Elektra tue les incarnations
d’Hamlet.
« How poor are they that have
not patience »
Malgré quelques longueurs, il est difficile de
rendre la richesse, la densité de l’écriture d’Heiner Müller dans Hamletmaschine, et le talent avec lequel
Wolfgang Rihm l’a adaptée. En une brève heure et demi, ils nous ouvrent des
pistes de réflexions, nous suggèrent de nouvelles voies d’analyses, font
entrevoir de nouveaux enjeux aux personnages. Les rares moments d’ennui sont
plus attribuables au manque des références adéquates pour la période
d’écriture. Il y a surtout une unité entre texte, musique, mise en scène, qui
forment un tout où les responsabilités de l’auteur, du compositeur et du
metteur en scènes deviennent difficiles à séparer. Que dire donc du travail de
mise en scène de Sebastian Baumgarten, comment la quantifier ? On peut lui
faire le compliment que la mise en scène semble invisible tant elle parait
évidente, logique, l’aboutissement du livret et de la partition. Il n’a rien,
ou si peu (Hamlet 2 s’exprimant tout du long avec une voix stridente, inutile)
à se reprocher.
Assurément, Hamletmaschine
est une oeuvre difficile. Elle n'a pas été écrite pour distraire ou amuser, et porte un message assez sombre ("l'espoir n'est qu'un défaut d'information" ou "dans toutes les langues, futur se dit de la même façon: mort", peut-on lire sur la scène au fil de la pièce). Elle demande un
certain effort pour comprendre le propos d’Heiner Müller, un effort à mon sens
largement payé. Même en faisant abstraction du texte, le travail musical de
Wolfgang Rihm mérite à lui seul qu’on s’intéresse à Hamletmaschine. C’est donc un peu un crève-cœur de voir autant de
gens ne pas tenir 90 petites minutes quand on leur met quelque chose demandant
un petit effort de leur part dans les mains. Surtout quand les mêmes ont la
patience d’endurer 2 fois plus longtemps Marthaler ou Fritsch. Mais c’est vrai
que chez ces deux-là, l’intellect n’est pas vraiment stimulé.