Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

dimanche 24 juillet 2016

Bellini - I Puritani

Opéra en trois actes de Vincenzo Bellini, sur un livret de Carlo Pepoli d'après Ancelot et Saintine (1835)

Direction : Fabio Luisi - Mise en scène : Andreas Homoki

Opernhaus Zürich, 3 juillet 2016


Arturo (Lawrence Brownlee), Elvira (Pretty Yende) et Ricardo (George Petean) - Crédit photo : Judith Schlosser - Opernhaus Zürich


En un mot : série B


Si l’Opernhaus Zürich n’est ni Bayreuth, ni la Scala, ni l’Opéra Garnier, force est de reconnaître que la programmation fait preuve d’une certaine ambition et que l’on y a vu au cours de la saison écoulé quelques bien jolies choses. C’est ce qui rend d’autant plus désespérant de voir la saison se terminer sur une production absolument sans envergure telle qu’I Puritani de Vincenzo Bellini, numéro d’équilibrisme entre le convenable et le passable. Et il est inquiétant de réaliser que la production la moins ambitieuse de l’année a pour metteur en scène l’intendant de l’Opernhaus, Andreas Homoki, et le chef résident, Fabio Luisi, à la direction musicale. Soyons clair, I Puritani n’était pas un mauvais spectacle. Mais c’était une production d’un niveau bien inférieur à ce que l’on est en droit d’attendre à Zürich.

Sans relief



On ne va pas s’attarder trop sur l’œuvre, le dernier opéra composé par Bellini, musicalement assez beau mais pas franchement palpitant, deux amants séparés par la guerre civile entre royalistes et puritains éponymes. Les amants sont interprétés par Pretty Yende, qui délivre une interprétation convenable mais semble être à la limite de ses capacités, et Lawrence Brownlee qui tient plutôt bien son rôle, sans pour autant susciter l’enthousiasme. La direction musicale de Fabio Luisi est correcte mais sans éclat, un triste contraste avec sa jubilatoire direction de la Flûte enchantée.
Les costumes sont insipides, mais paraissent briller de mille feux devant la pauvreté du décor : un plateau nu à l’exception de chaises et d’un grand cylindre vertical ouvert sur un flanc qui occupe la moitié du plateau et tourne sur lui-même à vitesse variable. C’est laid, pauvre, sans intérêt ou inspiration.

Sur le plan de la mise en scène, Andreas Homoki semble avoir eu aussi peu d’inspiration que pour le décor, ce qui n’est finalement pas plus mal : on s’ennuie, mais c’est pire quand Homoki a une idée de mise en scène, chose heureusement assez rare. En ce sens, c’est plus réussi que son Wozzeck.
Sa plus grande trouvaille consiste à faire mourir le héros, quand il survit et épouse l’héroïne dans le livret. Evidemment, ce n’est pas raccord, et comme le coup de théâtre intervient à deux minutes du rideau, juste avant le chœur final, il n’y pas franchement le temps de rattraper le coup. On peut suggèrer à Homoki de plutôt mettre en scène Aïda, Tosca, Norma… Le répertoire lyrique ne manque pas de héros mourant à la fin de leurs opéras, et au moins, ça ne tombera pas comme un cheveu sur la soupe : tout le monde se congratulant, louant la victoire de l’amour et de la liberté, avec la tête du héros mort par terre dans un sac, ça ne marche pas.


Si la soirée fut sans grand intérêt et ennuyeuse, on ne peut pas reprocher à I Puritani d’être une mauvaise production, ce n’est pas le cas. L’ennui naît d’un opéra moyennement intéressant, sur lequel n’a été assuré que le service minimal : interprètes pas transcendants, direction d’orchestre plan-plan, mise en scène minimale et sans inspiration, costumes sans reliefs, décors moches et basiques. Et il est fort cuisant de voir une production digne d’un petit opéra de province, pauvre et paresseuse, dans une salle qui aime à croire être un opéra important, et qui le fait payer aux spectateurs aux mêmes prix qu’à Vienne, Paris ou Milan.


Swann


Mozart / Widmann

Wolfgang Amadeus Mozart - Concerto pour clarinette en la majeur

Jörg Widmann - Messe pour grand orchestre

Direction et clarinette : Jörg Widmann

Tonhalle Zürich, 6 juillet 2016


Pour finir son année en tant que Creative chair à la Tonhalle (il cède sa place la saison prochaine à Péter Eötvös), Jörg Widmann était l'attraction d'un dernier concert dans lequel il endossait les rôles de soliste, chef d'orchestre et compositeur.

Mozart


C'était un plaisir que d'écouter l'orchestre de la Tonhalle et Jörg Widmann interprété le concerto pour clarinette de Mozart. Surtout, l'absence de chef d'orchestre donnait une atmosphère très particulière, un sentiment d'un orchestre et d'un soliste travaillant dans une alliance beaucoup plus organique qu'en la présence d'une baguette et d'un chef d'orchestre à son bout. On sent un orchestre et un soliste beaucoup plus attentif, des regards lancés entre instrumentistes, et bien entendu une très grande connaissance et maîtrise de la partition.

Widmann


La réputation de soliste de Jörg Widmann est solidement établie, et n'est pas usurpée. Widmann est aussi connu, certes un peu moins, comme compositeur. Sa messe pour grand orchestre est une oeuvre longue et ambitieuse, puisqu'elle reprend la structure et les parties d'une messe pour choeur et orchestre, en renonçant aux choeurs. Malheureusement, Widmann n'invite pas vraiment au recueillement. En voulant jouer des contrastes offerts par les différents instruments du large orchestre, il produit une oeuvre grinçante, souvent dissonante, généralement désagréable. Il faut lire désagréable au premier degré, écouter la composition de Widmann était une expérience désagréable, pénible, dont on espère qu'elle sera aussi courte que possible, comme on espère que son voisin qui joue de la perceuse aura vite fini de faire le trou pour fixer son napperon sur son mur. Très applaudi sur Mozart, il a fait un joli petit bide sur sa composition, le niveau des applaudissement ne dépassant pas le minimum de politesse. Il y a pourtant quelques passages intéressants dans cette messe, mais la messe pour grand orchestre confirme mon intuition après Armonica : si Widmann est capable de bâtir de très belles ambiances sonores, de très beaux segments, il ne semble pas capable de maintenir cela sur des morceaux complets, ni de trouver une cohérence, une progression dans le morceau. On retrouve donc les mêmes problèmes que dans Armonica, qui semblent décuplés sur une oeuvre plus longue, quand bien même Widmann est capable de créer de courts segments, des ambiances, beaux, intéressants, qui feraient merveille dans une bande-son, la messe ayant des accents à la Hans Zimmer tendance Inception.


Swann

vendredi 22 juillet 2016

Spuck - Der Sandmann

Ballet de Christian Spuck, d'après la nouvelle (1817) de E.T.A Hoffman (2006)

Musique de Robert Schumman, Alfred Schnittke et Martin Donner

Direction : Riccardo Minasi

Ballet Zürich, 4 juin 2016


Crédit photo : Judith Schlosser - Opernhaus Zürich


En un mot : répétition

La saison touchant à sa fin, nous découvrons désormais les dernières productions de l’Opernhaus avant l’été. Après les deux adaptations du Wozzeck de Büchner par Christian Spuck, directeur du corps de ballet, et Andreas Homoki, intendant de l’Opéra, c’est un nouveau duel à distance qui se joue pour la conclusion de la saison. Si j’admets être inquiet pour la production d’I Puritani de Bellini par Homoki après ma déconvenue sur son Wozzeck en début de saison, la chorégraphie que Spuck avait tiré du même sujet me rendait impatient de découvrir son Sandmann qui clôture l’année pour le Ballet.


Cauchemars



Der Sandmann, ou l’Homme au sable dans sa traduction française, est un conte fantastique sombre de la première moitié du XIXé siècle de l’écrivain allemand E.T.A. Hoffman. C’est la figure ancienne du Sandmann qui sert de pivot, un personnage des contes germaniques alors plus proche du Krampus ou du père fouettard que du marchand de sable bienveillant que nous connaissons désormais. Néanmoins, il n’apparaît pas en tant que personnage dans le récit.

Le héros du conte est un étudiant, Nathanaël qui, enfant, avait été marqué par l’apparence d’un avocat qui rendait visite à sa famille, qu’il croyait être l’homme au sable, et qu’il rendait responsable de la mort prématurée de son père. Alors qu’il sort avec ses amis, le héros rencontre un opticien en qui il croît reconnaître l’avocat qui l’effrayait enfant. L’opticien lui vend une étrange lunette. Enfilant la lunette, il voit une très belle jeune femme dont il tombe éperdument amoureux. La jeune femme se révèle être un mannequin-automate construit par son professeur de physique, ce que la lunette de l’opticien l’empêche de voir. Nathanaël sombre lentement dans la folie.

J’avais dit à quel point Christian Spuck m’avait impressionné par sa capacité à raconter par la danse une histoire complexe. Il va sans dire que Der Sandmann était un vrai défi pour la narration : temporalités multiples, personnages et leur doubles, illusions… Spuck ne choisit en aucun cas la facilité. Il démontre encore une fois un grand talent de conteur : les poses, les costumes, la scénographie, permettent de comprendre immédiatement les situations, qui est qui, les liens entre les personnages, dans quelle temporalité nous nous trouvons, c’est de ce point de vue une belle réussite.

Mais peu importe le génie de Christian Spuck dans ce domaine, la narration n’est pas l’élément essentiel d’un ballet. Que vaut la chorégraphie en elle-même ? Mon sentiment est nettement plus mitigé. On retrouve une structure similaire à celle de Woyzeck, à savoir des solistes campant les personnages d’un côté, le corps de ballet représentant « la société », de l’autre. La différence est que le corps de ballet est beaucoup plus présent dans Der Sandmann, alors même qu’il a beaucoup moins de raison d’être. L’enjeu de Woyzeck est le rejet d’un homme par la société. Dans Der Sandmann, le conflit est intérieur, Nathanaël ne se bat que contre ses propres démons. Sans grand lien avec l’histoire, et dotées d’une chorégraphie assez répétitive et peu inspirée, les interventions du corps de ballet donnent vraiment l’impression de meubler, d’allonger artificiellement la courte nouvelle d’Hoffmann.

On retrouve aussi un manque de tension et de rythme dans la chorégraphie, que je reprochais déjà à Woyzeck tant que la tension narrative n’augmentait pas. On retrouve le même problème dans Der Sandmann, dans un contexte nettement plus défavorable : une grande partie des personnages du conte sont normaux, lisses, gris : la fiancée, les amis du héros, le héros lui-même pendant une longue partie du ballet, sont assez mous, et la chorégraphie est à l’avenant. Oh, on ne peut rien reprocher à Alexander Jones, impeccable dans le rôle du héros, mais hélas, ce que Spuck lui fait danser pendant une grande partie du ballet n’a vraiment rien de bien intéressant.

Je ne sais pas si c'est lié à l'absence du personnage de Nounours, mais j'ai connu des marchands de sable avec qui on s'ennuyait tout de même moins qu'avec Spuck


Le seul moment qui brise l’ennui dans le ballet, c’est lorsqu’apparaît la femme automate. C’est alors vraiment très bon. L’automate, son créateur, l’aveuglement du héros sont alors dépeints par un Christian Spuck très inspiré, qui nous montre la même situation sous une multitude d’angle : l’aspect comique pour l’assistance de cette ballerine automatique, qui s’arrête en plein milieu d’une mesure, et qu’il faut laborieusement ramener à son point départ. La grâce et l’émotion qu’elle inspire à l’étudiant, qui à travers sa lunette ne voit pas l’automate derrière la grossière forme humaine. Les ruptures dans les mouvements de l’automate, qui brisent l’illusion pour tous sauf pour l’étudiant. A cela s’ajoute la fantastique interprétation d’Anna Khamzina : le caractère d’automate n’est pas représenté par de simples poses ou mouvements figés, saccadés, c’est une interprétation bien plus subtile, qui fait apparaître dans l’élan d’une série de pas, d’une foulée, d’une pointe, une soudaine crispation, une accélération soudaine, mais jamais d’arrêt complet : quand l’automate s’arrête, il continue sur son élan quelques pas, les membres oscillent sur leurs articulations quelques instants. On croit vraiment voir comment danserait une mécanique.

C’est hélas une parenthèse bien courte qui arrive bien tard, et l’élan retombe juste après, menant à un final confus. Il y a bien quelques autres moments d’intérêt, le cauchemar du héros, les retours en arrière durant l’enfance de Nathanaël, mais l’ennui et l’indifférence dominent une majeure partie de la représentation. Ce qui chagrine toujours avec des danseurs de ce talent. A part Wei Chen, qui en fait sans doute un peu trop dans son personnage de l’avocat Coppelius, par contraste avec un Manuel Renard plus mesuré mais tout aussi inquiétant en Coppola l’opticien, la distribution est irréprochable, voire géniale quand elle dispose d’une chorégraphie intéressante.


Woyzeck, deuxième partie



Se dessine aussi nettement un désagréable sentiment de déjà-vu par rapport à Woyzeck. On retrouve deux histoires assez similaires, avec des personnages proches aux rôles similaires dans le récit (un personnage principal qui glisse dans l’isolement et la folie, des amis, des notables). Dans les deux adaptations, on retrouve les mêmes tableaux, les mêmes situations, chorégraphiés et mis en scène de manière similaire. Le corps de ballet figurant les gens normaux. Le héros s’attaquant dans les deux ballets à sa fiancée puis finissant au sol dans un cercle de lumière blafarde. Les notables tourmentant le héros. On a l’impression d’assister à un mauvais remake de Woyzeck plutôt qu’à une œuvre originale et distincte.

Finalement, la principale erreur de Christian Spuck vient peut-être du choix de son sujet. Il est évident que Der Sandmann est difficile à transcrire en ballet, et Spuck relève le défi brillament, mais ce challenge a peut-être éclipsé les qualités intrinsèques du texte original pour une adaptation. Sur une scène, on attend d’un récit un certain schéma, une structure fermée avec une résolution et une fin établie. Or on se trouve dans un récit fantastique qui laisse une fin ouverte, qui ne cherche volontairement pas à expliquer, à dénouer, à résoudre. Der Sandmann est de fait une sorte de précurseur pour les nouvelles d’Edgar Allan Poe (La chute de la maison Usher, La barrique d’amontillado) ou plus tard de Dino Buzatti (L’Ascenseur), la clef réside dans la puissance d’évocation de l’écrit et laisse le lecteur avec un mystère irrésolu et un malaise persistant. Ce schéma fonctionne nettement moins bien sur une scène, sur laquelle les interprètes montrent plutôt qu’ils n’évoquent. Enfin, dernier point, le texte original est court, et une fois les détours du récit décantés, l’action est assez sommaire, ce qui laisse un matériel relativement réduit à adapter.


Peut-on donc adapter Der Sandmann ? Contre toute attente, oui, et c’est tout à la gloire de Christian Spuck. Était-ce une bonne idée ? Probablement pas. Ainsi se termine donc la saison 2015-2016 pour le ballet, malheureusement sur une déception. Christian Spuck garde son talent de conteur, il est dommage qu’il soit si inégal dans ses chorégraphies, capables du meilleur comme du quelconque, mais les nombreuses redites rendent la déception plus amère. On espère simplement que Spuck ne se mettra pas en tête d’adapter La Métamorphose de Kafka : certes, c’est le genre de récit qu’il aime bien adapter, mais le héros reste caché sous son lit tout du long. Un challenge de taille pour un chorégraphe, même pour Spuck.


Swann


Debussy - Pelléas et Mélisande

Opéra en 5 actes de Claude Debussy d'après Maurice Maeterlinck (1902)

Direction : Alain Altinoglu - Mise en scène : Dmitri Tcherniakov

Opernhaus Zürich, 14 mai 2016

Mélisande (Corinne Winter) et Golaud (Kyle Ketelsen) - Crédit photo : T + T Fotografie - Opernhaus Zürich


En un mot : une relecture réussie mais trop longue

L’opéra ne consiste pas seulement à faire porter de (plus ou moins) jolis costumes à des chanteurs installés dans un (plus ou moins) beau décor, il s’y ajoute aussi une dimension narrative, parfois littéraire. Il est donc toujours agréable de découvrir un opéra écrit dans sa langue maternelle, surtout lorsque le style d’écriture est aussi particulier que celui de Maeterlinck pour Pelléas et Mélisande. Avec une pensée pour nos amis non-francophones qui n’y ont vu que du feu, parlons donc Debussy.

Pelléas et Mélisande est l’unique opéra compose par Claude Debussy, dont il écrit le livret à partir d’une pièce de Maurice Maeterlinck. La pièce est de style symboliste, et se distingue par une absence d’effets de style dans le texte. Cela se traduit par des dialogues très simples, naïfs presque. Associé à l’absence de contexte, d’époque ou de lieu clairement définis, cela donne un caractère étrangement abstrait au livret. Pour l’anecdote, Maeterlinck et Debussy restèrent brouillés après la création, non pas à cause de l’adaptation qu’avait Debussy de la pièce, mais du refus de celui-ci de donner le rôle-titre à la maîtresse de Maeterlinck.

 

En attendant Golaud


Le prince Golaud se perd dans une forêt lors d’une partie de chasse, et rencontre au bord d’un lac une jeune femme, Mélisande, effrayée et craintive, qui semble perdue elle aussi. Golaud tente de l’apaiser et tombe du même coup amoureux d’elle. Ils reviennent ensemble au château, et Golaud épouse Mélisande. Mélisande reste une personne à part : son passé reste inconnu, ses actions parfois incohérentes. Elle se prend d’amitié pour Pelléas, le jeune frère de Golaud, au caractère lunaire, et s’éloigne de plus en plus de son mari à mesure qu’elle se rapproche de Pelléas, leur relation restant néanmoins platonique. Pelléas et Mélisande décident de fuir le château ensemble. Sous le coup de la jalousie, Golaud blesse mortellement son frère Pelléas. Mélisande accouche d’une petite fille puis meurt, laissant Golaud sans réponse à sa question : l’a-t-elle trahi avec Pelléas ?

Réduite à ses éléments constitutifs, l’histoire n’est pas sans intérêt : comment se détruit le lien qui unit deux frères, le lien entre un mari et son épouse, par l’introduction d’un élément perturbateur, Mélisande. Mélisande, aimée, mais dont les personnages ne comprennent pas les actions, et à l’exception de Pelléas n’acceptent pas telle qu’elle est. Mélisande n’a pas de passé, pas de famille, et trouble les autres personnages par ses actes innocents mais si étranges, incompréhensibles. Deux éléments nuisent cependant au livret. En premier lieu, Mélisande n’est finalement pas un personnage à part entière, mais seulement un élément perturbateur. En dehors de cette fonction, le personnage est une coquille vide. Enfin, surtout, le cadre façon conte de fées (châteaux, rois, princes et princesses, murailles…), considéré sans aucun recul, est d’une étouffante mièvrerie.


La princesse qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette



Dmitri Tcherniakov offre une lecture alternative du livret qui permet de résoudre ces problèmes avec une grande élégance, en faisant du prince Golaud un psychiatre et de Mélisande initialement sa patiente, une jeune femme psychotique, angoissée, en proie à des hallucinations. La forêt, le lac dans lequel Mélisande menace de se jeter, n’existent que dans sa tête. Golaud la trouve sur le divan de son cabinet, et a pour but de la ramener de ses hallucinations au monde réel.

C’est une option remarquablement intelligente que choisit Tcherniakov : elle permet de faire abstraction du contexte de conte de fées naïfs du livret, qui devient finalement un mirage n’existant que pour Mélisande, s’intègre élégamment à l’œuvre, et ajoute une véritable dimension au personnage. Désormais, Mélisande a une cohérence, un être malade que tous, Golaud le premier, veulent croire guérie, à tort. Cela permet d’insuffler à la première partie un souffle, une logique qui fait défaut dans le livret.

Surtout, cela renforce la dimension dramatique du personnage de Golaud, véritable héros tragique de Pelléas et Mélisande, malgré le titre : le drame final est la conséquence d’une erreur de diagnostic, d’un aveuglement tragique de Golaud au sujet de sa patiente.

Sur le plan musical, c’est une très agréable partition, typique, on retrouve y facilement la patte de Debussy. C’est une expérience intéressante d’entendre Debussy s’essayer à ce type de format long, où la musique suit les méandres d’une histoire. De plus, Debussy ne subordonne pas le livret à un découpage en arias, duos et solos : chaque phrase du dialogue n’est proférée qu’une fois, l’intrigue avance et la musique suit de manière très fluide. La direction d’Alain Altinoglu laisse se développer très joliment la partition, l’orchestre livrant sous sa baguette une interprétation vive, précise, légère tout à fait appropriée.

Comme dis plus haut, le vrai héros de cet opéra n’est ni Pelléas, ni Mélisande, mais bien Golaud, et ce sentiment était renforcé par l’interprétation de Kyle Ketelsen qui dominait de la tête et des épaules le reste de la distribution. Il confère à son personnage un halo d’autorité cachant une rage et une jalousies latente, un homme de pouvoir pouvant néanmoins se mettre au niveau de ses patients. Des membres de la distribution, il est le seul capable de faire émerger une sorte d’aura autour de son personnage.

Corinne Winters est très bien dans le rôle de Mélisande, et Jacques Imbrailo est un bon Pelléas, sans qu’ils ne suscitent pour autant le même engouement que Ketelsen.

Tout part malheureusement un peu à vau-l’eau à partir du quatrième acte. La faute en revient à Debussy, qui tout d’un coup étire et délaye son sujet : il ne se passe pas grand-chose, la partition se répète un petit peu, et Tcherniakov ne parvient pas à trouver la solution pour passer l’obstacle. Quant à l’acte final, un peu long lui aussi, Tcherniakov est particulièrement peu inspirée dans une mise en scène à minima et cruellement dénuée d’émotion : la mort de Mélisande est traitée avec des personnages presque statiques, tenus à distance. Une agonie de plus sensiblement interminable dont on attend avec impatience le dernier soupir. A comparer avec la mort de Mimi dans La Bohème, plus tôt cette saison.

Le marasme final s’étend malheureusement aussi à l’interprétation : l’orchestre perd en netteté, et la diction des interprètes devient quasi-incompréhensible pour une large partie de l’acte 5 (et c’est très frustrant de devoir se rabattre sur les sous-titres en anglais parce qu’on a plus aucune idée de ce qu’ils disent en français).


En conclusion, Dmitri Tcherniakov proposait une lecture intéressante de Pelléas et Mélisande tandis qu’Alain Atinoglu livrait une interprétation compétente de la partition de Debussy, portée par Kyle Ketelsen dans le rôle de Golaud. Mais il est infiniment regrettable qu’ils n’aient pas réussi à manœuvrer autour des lourdeurs de la fin de la pièce, où ni la mise en scène ni l’interprétation ne convainquent dans les derniers actes, qui plombe un peu l'impression qu'on emporte lorsque le rideau se baisse.


Swann


Rihm - Die Hamletmaschine

Musiktheater en 5 parties de Wolfgang Rihm d'après Heiner Müller (1987)

Direction : Gabriel Feltz - Mise en scène : Sebastian Baumgarten

Opernhaus Zürich, 11 février 2016


Hamlet II (Anne Ratte-Polle), Hamlet III (Scott Hendricks) et Hamlet I (Matthias Reichwald) - Crédit photo : T + T Fotografie - Opernhaus Zürich

En un mot : une rare expérience post-moderne


Si par certains angles, l’Opernhaus peut apparaître comme terriblement casanier (avec sa production annuelle de Verdi), force est de reconnaître qu’Andreas Homoki et son équipe font régulièrement montre d’un certain courage dans la programmation : on pouvait, comme la NZZ am Sonntag, trouver que programmer 12 représentations d’Il viaggio a Reims, un opéra mineur et oublié de Rossini, était économiquement périlleux, surtout en confiant la mise en scène à un clown de la trempe de Marthaler, mais indéniablement, le coup d’éclat de cette saison est la nouvelle production de la Hamletmaschine de Wolfgang Rihm. Une audace hélas injustement boudée par le public, la salle étant loin d’être pleine au début de la représentation, et l’étant encore un peu moins une fois la dernière note jouée. Car Die Hamletmaschine est sur tous les plans un ovni qui ne se laisse pas facilement approcher, à la filiation remarquablement complexe. A l’origine se trouve évidemment La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark de William Shakespeare, créée aux environs de l’an 1600.

Il est délicat d’écrire sur Hamletmaschine, ce qui explique (avec ma fainéantise) le temps qu’il m’a fallu pour finir cet article qui arrive bien tard, mais il me paraissait inconcevable de ne pas mettre par écrit mes impressions sur l’un des moments les plus intéressants de la saison à l’Opernhaus.


« J’étais Hamlet »



Sur la couverture de mon exemplaire d’Hamlet, on trouve cette citation très à propos de Kenneth Branagh : « It has everything – intrigue, romance, politics, violence, revenge, jealousy, wit. It plays itself out on such a grand scale ». Il y a tout dans Hamlet, et le matériel suffirait pour tout autre dramaturge à 10 pièces, Shakespeare n’a pourtant besoin que d’une histoire, d’un personnage, une pièce. Hamlet offre donc d’innombrables possibilités de lecture, ou de relecture : Tom Stoppard par exemple en tire une réflexion sur le théâtre, le destin, le libre-arbitre dans Rosencrantz et Guildenstern sont morts (je recommande l’adaptation cinématographique que Stoppard en fit, avec de jeunes Tim Roth et Gary Oldman).

Hamlet pourrait donc être la pièce ultime, universelle, si elle nous était entièrement compréhensible : outre la longueur, la complexité de la pièce et du texte en elle-même, les erreurs de transcriptions, les divergences entre les transcriptions, les expressions idiomatiques disparues font que le texte original est difficilement intelligible dans son entièreté, et traduire fidèlement Hamlet une tâche impossible.

La pièce Hamlet-Machine (1977) du dramaturge est-allemand Heiner Müller est ainsi une sorte de « traduction alternative », une autre manière de présenter Hamlet : plutôt que de tendre à restituer le texte aussi fidèlement que possible, le condenser, le réduire à ses éléments constitutifs, et replacer ces éléments dans le contexte politique et culturel contemporain. Heiner Müller écrivit Hamlet-Machine après avoir livré une traduction « conventionnelle » de la pièce en allemand pour le metteur en scène Benno Besson. Hamlet-machine se condense en 9 pages vives, violentes, mélangeant anglais et allemand. 9 pages qui suffisent à embrasser l’ossature et les thèmes d’Hamlet, à le mettre en regard de l’époque contemporaine, à questionner le rôle de l’artiste face au politique et face à la société. On ne peut guère être exhaustif sur les sujets qu’aborde la pièce, tant les 9 pages qui la composent sont extraordinairement denses. Evidemment, une telle densité passe par une structure théâtrale très atypique, sans construction classique ni intrigue conventionnelle. Hamlet-Machine est une pièce tout à fait particulière, qui reste la pièce la plus jouée d’Heiner Müller, une des figures les plus importantes de la littérature allemande au vingtième siècle.

Victime de la censure en Allemagne de l’Est, Müller connait principalement le succès à l’Ouest, et la première d’Hamlet-machine a lieu en France avant d’être jouée dans le reste de l’Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis. C’est aussi à l’ouest du rideau de fer qu’il verra sa pièce adaptée sous forme d’opéra, son compatriote ouest-allemand Wolfgang Rihm écrivant le livret et composant la musique, entre 1983 et 1986, d’un « Musiktheater en 5 parties », die Hamletmaschine. La première a lieu en 1987 à Mannheim.


Opéra total

Paradoxalement, il est amusant de constater que l’opéra post-moderne de Wolfgang Rihm est finalement assez proche sur la forme du semi-opéra pré-moderne qui émergea en Angleterre peu après Shakespeare, et que j’évoquais dans ma critique du lamentable King Arthur il y a quelques temps. En effet, die Hamletmaschine mélange les genres, puisque la distribution inclut rôles chantés, rôles parlés, chœur, orchestre classique, sons électroniques, percussionnistes sur scène et dans les loges d’avant-scène. Wolfgang Rihm a transposé le texte de Müller en une œuvre courte, d’environ une heure et demi. Le travail d’adaptation musical est d’une grande intelligence : le caractère haché du texte de départ est rendu par une alternance entre parties orchestrales classiques d’une grande élégance, et assauts des différents jeux de percussion pour marquer les abrupts changements de direction du propos, sans que ces contrastes ne créent pourtant de dissonance. Wolfgang Rihm utilise aussi la dispersion spatiale des différents instrumentistes tout autour de la scène pour construire d’intéressants effets sonores. La partition est équilibrée et élégante, tout en collant pourtant à un texte singulièrement brut.

A la baguette, Gabriel Fetz conduit les musiciens et la distribution avec maîtrise, maintenant un juste équilibre entre les différentes parties, et conservant la cohérence d’une partition tortueuse et complexe. Des deux chanteurs, la soprano Nicola Beller-Carbone (Ophelia / Elektra) est excellente et interprète ses airs, points singuliers de la partition, avec une grande beauté. Le baryton Scott Hendricks (Hamlet 3) est musicalement moins remarquable, même si son rôle implique presque moins un travail musical qu’un travail d’acteur, ce dont il s’acquitte très bien. Sur le plan musical, c’était donc une partition que j’ai découvert avec plaisir et intérêt dans l’interprétation qu’en donnait l’Opernhaus. Néanmoins, dans die Hamletmaschine, il est presque vain de mettre l’aspect musical à part, quand celui-ci n’est qu’une petite partie d’un spectacle beaucoup plus large et global.


Trois personnages en quête d’auteur



Hamlet n’est pas à strictement parler un personnage de die Hamletmaschine, puisqu’il y a trois interprètes, un baryton (Hamlet III, Scott Hendricks) et deux acteurs (Hamlet I & II, Matthias Reichwald et Anne Ratte-Polle) qui se définissent durant la pièce comme Hamlet, ou bien se présentent comme l’interprète d’Hamlet. La première ligne est d’ailleurs « J’étais Hamlet », et le reste de l’œuvre fait évoluer les trois personnages à plus ou moins grande distance du rôle d’Hamlet, selon les enjeux de chaque partie.

La première partie est un condensat de la pièce originale, montrant les motivations profondes du personnage, guidé par le sentiment d’injustice devant le meurtre impuni de son père, et le dégout devant le remariage incestueux de sa mère avec le frère du roi défunt. Une lecture intéressante, puisqu’elle consiste à n’exposer que la situation de départ, les motivations des personnages. Les péripéties, la tragédie, n’ont finalement pas besoin d’être montrées, elles sont une suite logique que nous connaissons ou pouvons deviner.

La seconde partie intègre Hamlet au contexte politique de son époque, en montrant Hamlet comme un combat entre les structures établies, « les ruines de la vieille Europe », l’émergence de nouvelles idées politiques, les luttes politiques, le terrorisme d’extrême gauche. Jamais mentionné directement, l’opposition est-ouest est évidente en sous-texte. De manière intéressante, Müller ne porte pas de jugement, mais offre plutôt des pistes, des similitudes ou des possibilités d’associations entre la pièce et le monde contemporain. C’est sans doute la partie qui a le plus mal vieilli, car se référant à un contexte culturel et politique extrêmement précis, très spécifique à l’Allemagne des années 1970, et que les bouleversements de la fin du vingtième siècle ont rendu caducs : si nous savons encore ce qu’était la Fraction Armée Rouge, ce qu’elle a représenté est déjà moins clair, beaucoup ne la connaissent déjà plus que par les livres d’histoire, et une photo d’Ulrika Meinhof a une puissance d’évocation quasiment nulle comparée à ce qu’elle prenait à l’époque. Il nous manque désormais les marqueurs culturels, politiques de cette époque pour réellement comprendre cette partie. Sebastian Baumgarten met à jour l’iconographie en projetant des extraits du discours de Müller sur l’Alexanderplatz à Berlin au cours de la chute du Mur, on a malgré cela du mal à trouver les références nécessaires pour cette partie.

La troisième partie est un renversement intéressant, les acteurs se morfondant de ce que « leur tragédie n’ait pas eu lieu », Hamlet n’ayant finalement pas été monté, et Hamlet 1, 2 et 3 se voyant refuser la dimension tragique pour laquelle ils s’étaient préparés. Et les acteurs de se demander ce qui adviendrait s’ils venaient à jouer leur tragédie dans le monde réel. Si les spectateurs étaient partis se soulever contre la tyrannie, où Hamlet jouerait son rôle ? S’attaquant au roi son oncle, à sa mère la reine et à Polonius, ne serait-il pas du côté des révolutionnaires ? Mais en tant que prince, que privilégié du régime, ne serait-il pas derrière ces vitres que les émeutiers voudraient venir briser, son destin non pas le destin tragique que lui prédit la pièce, mais celui, banal, d’un aristocrate dont on promène la tête au bout d’une pique ? Une réflexion à la Pirandello qui s’étend au domaine du politique, et qui, par extension, met en question le rôle des intellectuels dans l’Etat est-allemand. Quelle est leur légitimité à se proclamer être avec le peuple quand l’Etat les paye pour cela ?
La résolution vient finalement d’un personnage qui évoluait jusqu’alors au fond de la scène, Ophelia (Nicola Beller-Carbone) : personnage secondaire, victime passive, fiancée d’Hamlet qui devient folle et meurt noyée, et qui tout au long d’Hamletmaschine était reléguée à « son » rôle, au fond de la scène. Jusqu’à ce qu’Ophelia refuse de jouer la bienveillante victime passive de la tragédie, se rebelle et décide d’endosser le rôle d’Electre vengeresse et de se faire justice, à la tête de la révolution, de ceux qui tant de fois ont poussé son personnage à la mort. Ophelia / Elektra tue les incarnations d’Hamlet.


« How poor are they that have not patience »



Malgré quelques longueurs, il est difficile de rendre la richesse, la densité de l’écriture d’Heiner Müller dans Hamletmaschine, et le talent avec lequel Wolfgang Rihm l’a adaptée. En une brève heure et demi, ils nous ouvrent des pistes de réflexions, nous suggèrent de nouvelles voies d’analyses, font entrevoir de nouveaux enjeux aux personnages. Les rares moments d’ennui sont plus attribuables au manque des références adéquates pour la période d’écriture. Il y a surtout une unité entre texte, musique, mise en scène, qui forment un tout où les responsabilités de l’auteur, du compositeur et du metteur en scènes deviennent difficiles à séparer. Que dire donc du travail de mise en scène de Sebastian Baumgarten, comment la quantifier ? On peut lui faire le compliment que la mise en scène semble invisible tant elle parait évidente, logique, l’aboutissement du livret et de la partition. Il n’a rien, ou si peu (Hamlet 2 s’exprimant tout du long avec une voix stridente, inutile) à se reprocher.


Assurément, Hamletmaschine est une oeuvre difficile. Elle n'a pas été écrite pour distraire ou amuser, et porte un message assez sombre ("l'espoir n'est qu'un défaut d'information" ou "dans toutes les langues, futur se dit de la même façon: mort", peut-on lire sur la scène au fil de la pièce). Elle demande un certain effort pour comprendre le propos d’Heiner Müller, un effort à mon sens largement payé. Même en faisant abstraction du texte, le travail musical de Wolfgang Rihm mérite à lui seul qu’on s’intéresse à Hamletmaschine. C’est donc un peu un crève-cœur de voir autant de gens ne pas tenir 90 petites minutes quand on leur met quelque chose demandant un petit effort de leur part dans les mains. Surtout quand les mêmes ont la patience d’endurer 2 fois plus longtemps Marthaler ou Fritsch. Mais c’est vrai que chez ces deux-là, l’intellect n’est pas vraiment stimulé. 

Swann