Ballet de Marius Petipa et Lev Ivanov - Reconstruction d'Alexei Ratmansky
Musique de Piotr Ilitch Tchaïkovski - Direction: Rossen Milanov
Opernhaus Zürich, 7 février 2016
Odette (Viktorina Kapitonova) et Siegfried (Alexander Jones) - Crédit photo : Carlos Quezada |
En un mot: un ballet passé sa date de péremption
Après quelques belles nouvelles productions de danse contemporaine, le Ballet de l'Opernhaus nous proposait un petit retour dans le passé à l'occasion de ce Lac des cygnes, en se tournant vers la chorégraphie"historique" de Marius Petipa et Lev Ivanov, plus de 120 ans après la première.
Un peu d'histoire
Le Lac des cygnes trouve le succès à partir de 1895, avec la chorégraphie de Marius Petipa et Lev Ivanov au théâtre Mariinsky de Saint Petersburg, et depuis, de nombreux chorégraphes l'ont repris, divergeant avec le temps plus ou moins par rapport à la chorégraphie de départ. Alexei Ratmasnky, pour sa part, a cherché à se rapprocher le plus possible du ballet original de Petipa et Ivanov, via un travail documentaire et de recherche sans aucun doute fastidieux, afin de faire revivre le ballet classique par excellence dans son incarnation originale.
Pour l'anecdote, on notera que la chorégraphie de Petipa et Ivanov n'est pas la première chorégraphie du Lac des Cygnes : celle de Julius Reisinger fit un four spectaculaire à sa création et tomba complètement dans l'oubli, attristant fortement Tchaïkovski, qui mourut avant de voir sa partition connaître le succès.
Scènes de chasse en Bavière
Si au fil des années, les chorégraphes successifs du Lac des cygnes y parfois ajouté une dimension supplémentaire (lecture freudienne pour Noureev, parallèle avec Louis II de Bavière pour Neumeier, relecture du prince en homosexuel refoulé...), la version Petipa-Ivanov a la même charge narrative et la même dimension sociale ou politique que Blanche-Neige et les sept nains (un conte de Grimm injustement ignoré par le monde du ballet jusqu'à la production d'Angelin Preljocaj en 2008).
En bref, le jeune prince Siegfried fête son anniversaire, quand sa mère lui annonce qu'il devra se choisir une épouse à un bal organisé le lendemain soir. Adolescent rebelle, plutôt que de rester à se faire houspiller par sa mère, il décide d'aller dans la forêt avec quelques amis, probablement pour fumer quelques joints. La vue d'un vol de cygnes les fait changer d'avis et ils décident d'aller chasser au lac où les cygnes se sont posés (d'où le titre). Alors que Siegfried épaule son arbalète, il se rend compte que le cygne qu'il visait est une belle jeune fille, Odette, dont il tombe immédiatement et follement amoureux (et réciproquement). Les cygnes sont des jeunes filles à qui un vilain magicien a jeté un sort, et qui ne retrouvent apparence humaine qu'à la nuit tombée. Se marier à l'amour de sa vie est le seul moyen pour Odette de briser le sort.
Le lendemain, au bal, le vilain magicien fait danser sa fille, qui grâce à un autre sort a l'apparence exacte d'Odette. Charmé, Siegfried déclare son amour et annonce qu'il a trouvé celle qui sera son épouse, réalisant trop tard sa méprise. Odette, ayant perdu toute chance de rompre le maléfice, son amant s'étant promis à une autre, se suicide en se jetant dans le lac, Siegfried, désespéré, la suit, les amants meurent ensemble, le sortilège est rompu, le vilain magicien meurt, les cygnes redeviennent des jeunes filles, et font un dernier coucou à Odette et Siegfried qui s'élèvent au paradis.
La narration n'étant clairement pas le point central dans un ballet, je me contenterai de deux remarques brèves sur ce sujet. D'une, cela ne vole pas bien haut, nonobstant la fin tragique, cela a plus sa place dans un Disney que sur une scène de ballet, mais passons. De deux, c'est une histoire passablement embrouillée : femme-cygnes, sosies, apparitions, magicien, sortilèges au fonctionnement confus... Aussi bien cela serait compréhensible à l'écrit ou à l'oral, autant c'est extrêmement laborieux quand le seul moyen narratif est la pantomime. Une part conséquente du ballet est donc employée à faire de grands gestes pour essayer d'expliquer les différentes péripéties et subtilités, c'est dommage.
La querelle des anciens et des modernes
Mon amie G. se plaignait il y a quelques jours des tendances de certains chorégraphes contemporains selon elle peu scrupuleux à faire passer un secouement anarchique des membres pour de la danse (je paraphrase). Pour sur, ce soir, un autre spectacle nous attendait : classicisme pur & dur, tutus en tulle, costumes colorés et jolis décors peints.
Il est vrai que le retour au passé est un thème porteur ces temps-ci : on aime à faire miroiter les charmes d'un âge d'or mythifié, à faire rêver de revenir tous ensemble (mais plutôt sans tous les autres) à un hypothétique glorieux passé. Mais comment était-ce, avant ? Était-ce mieux ?
Pour ce qui est de la Belle époque, c'était assez clairement moins bien : on y mourrait à 50 ans, il y avait du crottin de cheval partout dans les rues, et bien évidemment pas de blogs. Mais qu'en était-il du ballet, à l'heure de la première du Lac des cygnes par Petipa et Ivanov, à l'époque où Edgar Degas peignait les danseuses du ballet de l'opéra Garnier, encore tout récent ? Était-ce mieux avant ?
En orchestrant son voyages dans le temps pour retourner aux sources pures du ballet classique traditionnel, avec une troupe que l'on a vu auparavant interpréter Forsythe, Kilian, Balanchine, Alexei Ratmansky nous fournis les éléments pour répondre à cette question de manière raisonnée et documentée. Non, ce n'était pas mieux avant, dieu merci pour la pénicilline, Internet et Maurice Béjart !
Car on se retrouve très attristé d'assister à la représentation, en réalisant que les efforts et la qualité du travail des danseurs, irréprochables, ne parviennent pas à nous tirer d'un ennui et d'une indifférence polis.
Les décors (Jérôme Kaplan, aussi en charge des costumes) sont trognon tout plein (de belles toiles peintes, dans un style néo-classique un peu naïf), mais inutiles, les costumes sont chamarrés, mais tout cela n'est qu'un habillage autour du ballet, un cadre au milieu duquel les danseurs se meuvent. "Cadre" est ici à prendre au sens propre, les décors et les costumes, aussi mignons qu'ils soient, ont finalement aussi peu d'impact que le cadre autour d'un Rembrandt. On s'est habitué, chez les chorégraphes contemporains, a un travail qui intègre les lumières et les décors au ballet lui-même (Gods and Dogs de Jiri Kilian en est un très bon exemple). Ce n'est pas le cas dans la reconstruction de Ratmansky, et la richesse des costumes et des décors façon Sisi impératrice surcharge finalement plus qu'elle n'aide le ballet.
Côté musique, la partition est plaisante, chacun l'appréciant plus ou moins selon son propre goût, même s'il ne s'agit sans doute pas d'une des plus grandes partitions de son temps, et possède néanmoins une certaine finesse. La partition est jouée avec sans doute un peu trop d'entrain par la Philharmonie de Zürich et Rossen Milanov, la finesse évoquée en faisant un peu les frais.
Sur la danse en elle-même, on est d'abord surpris : sur nos critères modernes, la chorégraphie semble faire preuve d'un total manque d'ambition artistique. On s'est habitué au ballet comme la création d'une esthétique du mouvement, or ici on cherche en vain les traces d'une recherche esthétique : on est témoin d'un enchaînement de pas, choisis dans une palette restreinte, où le seul critère est finalement la qualité et la précision plutôt que la beauté de l'ensemble qui résulte de l'enchaînement. Un exemple typique est la danse des petits cygnes, où quatre ballerines enchaînent pliés, dégagés, échappés, mécaniquement, les uns à la suite des autres. Certes, la précision des mouvements, le synchronisme des ballerines est remarquable, le fruit d'une masse inimaginable de travail. Mais quel ennui ! Finalement, on a plus l'impression d'assister à un concours de natation synchronisée, ou à du patinage, que mémé nous forçait à regarder avec elle les dimanches, qu'à une représentation artistique. Ne manquent que les juges pour donner les notes : 0.375 points pour chaque fouetté de suite. Un tel ballet est sans doute une très bonne école, puisqu'en axant tout sur l'excellence de chaque mouvement, il ne tolère aucune approximation. Performance, oui, mais artistique, à mes yeux non.
De fait, un seul segment du ballet m'a vraiment plu, à savoir la partie du deuxième acte où apparaissent les cygnes. Dans ce segment, le décor est dans l'ombre pour symboliser la nuit, les danseuses portent un costume simple (tutu et bustier blanc, sans artifices), et il y une véritable beauté qui se dégage des mouvements et évolutions du corps du ballet. Moment hélas trop court !
C'est tout de même un peu tarte... Crédit photo : Carlos Quezada |
Les décors (Jérôme Kaplan, aussi en charge des costumes) sont trognon tout plein (de belles toiles peintes, dans un style néo-classique un peu naïf), mais inutiles, les costumes sont chamarrés, mais tout cela n'est qu'un habillage autour du ballet, un cadre au milieu duquel les danseurs se meuvent. "Cadre" est ici à prendre au sens propre, les décors et les costumes, aussi mignons qu'ils soient, ont finalement aussi peu d'impact que le cadre autour d'un Rembrandt. On s'est habitué, chez les chorégraphes contemporains, a un travail qui intègre les lumières et les décors au ballet lui-même (Gods and Dogs de Jiri Kilian en est un très bon exemple). Ce n'est pas le cas dans la reconstruction de Ratmansky, et la richesse des costumes et des décors façon Sisi impératrice surcharge finalement plus qu'elle n'aide le ballet.
Côté musique, la partition est plaisante, chacun l'appréciant plus ou moins selon son propre goût, même s'il ne s'agit sans doute pas d'une des plus grandes partitions de son temps, et possède néanmoins une certaine finesse. La partition est jouée avec sans doute un peu trop d'entrain par la Philharmonie de Zürich et Rossen Milanov, la finesse évoquée en faisant un peu les frais.
Sur la danse en elle-même, on est d'abord surpris : sur nos critères modernes, la chorégraphie semble faire preuve d'un total manque d'ambition artistique. On s'est habitué au ballet comme la création d'une esthétique du mouvement, or ici on cherche en vain les traces d'une recherche esthétique : on est témoin d'un enchaînement de pas, choisis dans une palette restreinte, où le seul critère est finalement la qualité et la précision plutôt que la beauté de l'ensemble qui résulte de l'enchaînement. Un exemple typique est la danse des petits cygnes, où quatre ballerines enchaînent pliés, dégagés, échappés, mécaniquement, les uns à la suite des autres. Certes, la précision des mouvements, le synchronisme des ballerines est remarquable, le fruit d'une masse inimaginable de travail. Mais quel ennui ! Finalement, on a plus l'impression d'assister à un concours de natation synchronisée, ou à du patinage, que mémé nous forçait à regarder avec elle les dimanches, qu'à une représentation artistique. Ne manquent que les juges pour donner les notes : 0.375 points pour chaque fouetté de suite. Un tel ballet est sans doute une très bonne école, puisqu'en axant tout sur l'excellence de chaque mouvement, il ne tolère aucune approximation. Performance, oui, mais artistique, à mes yeux non.
De fait, un seul segment du ballet m'a vraiment plu, à savoir la partie du deuxième acte où apparaissent les cygnes. Dans ce segment, le décor est dans l'ombre pour symboliser la nuit, les danseuses portent un costume simple (tutu et bustier blanc, sans artifices), et il y une véritable beauté qui se dégage des mouvements et évolutions du corps du ballet. Moment hélas trop court !
Vision du passé
On pourrait se contenter d'une analyse technique de cette production : de bons danseurs, de moins bon musiciens, une chorégraphie ennuyeuse.
Mais finalement, il faut accepter cette chorégraphie pour ce qu'elle est : l'incarnation d'une conception différente du ballet, dominante il y a un siècle, mais qui a depuis du faire place à de nouvelles approches qui s'en sont plus ou moins éloignés. Mais que cette vision m'a semblé ennuyeuse et bourgeoise ! Un cadre et une histoire de dessin animé Disney, et une chorégraphie purement technique sans ambition esthétique, sans message, sans prise de risque. La garantie que ce ne sera pas palpitant, mais que ce sera mignon. Il est triste de constater qu'il existe un public pour maintenir ce genre de ballet vivant.
Là où certains opposent ballet contemporain à ballet classique comme deux visions distinctes qui peuvent cohabiter, cette analyse tient à mes yeux du non-sens : il y a non seulement une filiation entre le ballet classique tel qu'incarné par Petipa et le ballet contemporain, mais il y a aussi une notion de progrès, au fil du temps, une amélioration claire et notable : le développement d'une vision artistique plus large, plus globale sur la chorégraphie, une inventivité nouvelle. On voit les germes de ce modernisme dans le deuxième acte, qui délaisse le décorum et la pantomime et offre une vraie recherche esthétique. Le ballet moderne est ainsi supérieur au ballet classique, car il est le résultat d'un siècle de progrès.
La pertinence de la démarche de Ratmansky m'échappe donc un peu, si ce n'est pour la curiosité historique, la chorégraphie de Petipa et Ivanov est tout simplement datée. Mais pour qui aime les beaux décors, les beaux costumes, et ne veut pas prendre de risques, pourquoi pas.
Dire que j'ai gâché une soirée de ma vie, que je me suis ennuyé à mourir, pour un ballet qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre, pensais-je à part moi en quittant Odette et ce Lac des cygnes.
Swann