Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

samedi 12 décembre 2015

Rossini - Il Viaggio a Reims

Opéra en un acte de Gioachino Rossini, livret de Luigi Balocchi (1825)

Direction : Daniele Rustioni - Mise en scène : Christoph Marthaler

Opernhaus Zürich, 11 décembre 2015


Crédit photo : Monika Rittershaus - Opernhaus Zürich
En un mot (version anglophone) : I ran (so far away)
En un mot (version francophone) : consternant

En route pour l'Opernhaus, et donc indirectement vers Reims, je faisais la rencontre inopinée d'un Milanais cherchant quel train le mènerait voir Rossini, et nous devisâmes sur le chemin de ce que nous pouvions attendre de la soirée. Pour ma part, j'évoquais mon inquiétude quant à la mise en scène, gardant toujours presque 10 ans après le souvenir cuisant d'une mise en scène des Noces de Figaro par Christoph Marthaler. Mon camarade milanais, lui, se réjouissait de voir l'Opernhaus prendre le risque de monter cet opéra peu joué, car demandant une solide distribution. Je ne l'ai pas revu, ayant fui à toutes jambes dès l'entracte. Je lui souhaite d'avoir eu la lucidité de m'imiter.


Huis clos


Il viaggio a Reims, ou le voyage à Reims en français, est un opéra burlesque écrit en 1825 et est considéré comme l'un des meilleurs opéras de Rossini, derrière bien entendu le Barbier de Séville, parmi les 39 qu'il composa (dont pas moins de 6 écrits en 1812, ce qui force le respect). Il demande un personnel important, l'orchestre étant accompagné d'un choeur et de pas moins de 14 solistes.

Il Viaggio a Reims fut écrit à l’occasion du couronnement du roi Charles X (à Reims donc). Il raconte les péripéties d’une bande disparate d’aristocrates de toute l’Europe, contraint de séjourner dans le même hôtel en attendant des chevaux frais pour continuer leur voyage et assister au couronnement. Tout comme dans La Bohème, l’intrigue est fort simple, et se contente de fournir matière à un petit nombre de péripéties qui font s’entrechoquer des personnages hétéroclites et joue du comique de situation. Un enchaînement de situations légères, cocasses, qui fournit sans doute une base suffisante pour en tirer un spectacle drôle, distrayant, et porté par une jolie partition. Sans doute, puisque Christoph Marthaler a ostensiblement décrété que lui, le livret, il s’en tamponnait l’oreille avec la babouche de l’indifférence. Et sans doute, parce que toute cette plaisanterie ne m’a pas vraiment fait rire.

Champagne sans bulles…


Coupons le son (pas forcément une mauvaise idée, on y reviendra), et imaginons que nous demandons à un quidam quel auteur est monté sur la scène de l’Opernhaus. A: Beckett B: Ionesco C: les Deschiens D: Rossini. Croyez-moi, peu de gens choisiront la réponse D, et pour cause, le début emprunte un peu aux Chaises, les chanteurs jouent comme la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, et on ne voit pas plus Godot qu’on n’atteint Reims.

Une approche qui pourrait être vaguement intéressante, mais rencontre quelques obstacles. En premier lieu, force est de reconnaître que Marthaler n’a ni le talent de Makeïeff ou Deschamps, ni celui de Ionesco ou Beckett. Ensuite, pour faire façon théâtre de l’absurde, il est préférable de choisir une pièce du répertoire, plutôt qu’une pièce ayant un scénario et des situations logiques, et son propre sens comique. A plus forte raison, un opéra de Rossini ne se prête vraiment, mais alors vraiment pas à ce genre de lubie.

Et d’un coup, ça coince. L’approche de mise en scène choisie par Marthaler ne convient absolument pas à l’oeuvre, mais celui-ci persiste, s’acharne, impose son idée fixe, quitte à étouffer complètement l’oeuvre ! L’opéra offre un matériel comique, mais Marthaler veut faire drôle à sa manière, et ignore complètement son sujet. L’opéra en est donc illisible, pollué par les interférences de la mise en scène, et Marthaler le relègue finalement au second plan, s’en désintéresse presque totalement, si ce n’est pour quelques ingérences, en faisant s’interrompre les chanteurs en plein aria pour les faire tousser, par exemple. Ce qui compte, ce n’est pas Rossini, c’est le cirque Marthaler.

Par conséquent, on a l’impression d’assister à un dîner où les adultes essayent de parler opéra, pendant qu’un sale gosse capricieux jette ses jouets par terre et crie à tue-tête sous la table.

Infantile caractérise d’ailleurs bien le genre de blagues dont nous inonde Marthaler : robinet farceur qui arrose le malheureux venu chercher un verre d’eau, fausse piscine dans lequel on fait semblant de nager le crawl, tas de manteaux sous lequel on se cache et on rampe sur la scène…  Ca vire même vulgaire, quand il exhibe deux femmes dénudées, à qui un chirurgien fantoche propose des implants mammaires. Quant aux rares gags un peu drôles, Marthaler les fait durer des minutes entières ou les répète 2 ou 3 fois de suite. Example : un personnage s’évanouit, une équipe médicale se rue sur scène, et se précipite non pas sur le personnage, mais sur un extra qui faisait le pitre en maillot de bain. On n’est pas chez les Monthy Pythons, mais pourquoi pas, cela tirerait un sourire, si le coup du faux malade ne durait pas 10 bonnes minutes, alors même que le livret a dépassé le sujet depuis longtemps.

A chaque idée de mise en scène, le trait est tellement appuyé qu’on voit presque Marthaler sur scène se tourner vers le public et nous dire, avec un clin d’oeil et un sourire satisfait, “vous avez vu ? Là, j’ai fait absurde”.

Le seul élément de l’opéra dont se sert vraiment Marthaler, c’est la variété de nationalité des personnages, pour faire passer sa mise en scène comme une oeuvre politique, dans ce qui semble être une métaphore de l’Union européenne pas bien fine : le livret campant une série d’aristocrates européens complètement caricaturaux dans leurs clichés nationaux, et ne s’en servant que pour le burlesque, on ne peut pas dire qu’on puisse en tirer une analyse très complexe ni même un peu intéressante sur l’Europe. Au contraire, cette vision caricaturale de l’Europe comme une série de clichés nationaux s’opposant les uns ou autres est plus le type de réduction populiste en vogue dans le Blick, que l’analyse qu’on espérerait attendre d’un intellectuel ayant travaillé à travers toute l’Europe (plus qu’en Suisse) au cours des 20 dernières années.

Ce n’est donc pas drôle, très vite lassant, rapidement exaspérant. Et surtout, cela bousille Rossini, qui était quand même ce pourquoi l’on venait.

…et Perrier flou


L’oeuvre, la partition, doivent donc lutter pour exister face à une mise en scène qui les ignore et qui attire à elle tout l’oxygène. Malheureusement, la direction, la distribution et l’orchestre sont loin d’être à la hauteur. Malgré tout le mal que je lui trouve, on se demande même parfois si la mise en scène n’est pas meilleure que la musique. 

Dans la distribution, seule Rosa Feola at Eduardo Rocha, dans les rôle de la poétesse Corinna et du Chevalier de Belfiore se distinguent, en offrant les seuls beaux moments musicaux. Le reste de la distribution est au mieux convenable, offrant une interprétation correcte mais sans aucune beauté, parfois passable, parfois pire comme pour Don Prudenzio (Roberto Lorenzi), qui peine à rendre sa caricature de basse profonde convaincante.

Côté orchestre, rien de remarquable si ce n’est des attaques aussi émoussées qu’un couteau à beurre. Il est de même difficile de flatter le travail du chef d’orchestre Daniel Rustioni, tant celui-ci semble peiner à trouver un quelconque équilibre entre l’orchestre, les choeurs et la distribution. Si les solos ou duos sont en général convenables (voire bons avec Feola et Rocha), dès que la partition devient plus complexe, la direction perd toute netteté, les différentes parties se recouvrant les unes les autres. Pour les parties faisant appel à la fois aux choeurs, à l’orchestre et aux solistes, ne nous parvient plus qu’un gruau sonore où plus rien ne se distingue plus.

Bal tragique sur la route de Reims : un mort



Que le temps m’a semblé long jusqu’à la libération de l’entracte ! En arrière-plan, un naufrage musical d’une ampleur pour moi inédite à Zürich. Au premier plan, un Christoph Marthaler qui s’agite à redéployer les mêmes lubies, les mêmes gimmicks recuits, les mêmes demi-provocations confites dans l’auto-satisfaction qu’il y a 10 ans, quand il trépanait les Noces de Figaro à l’Opéra Garnier à Paris. Le problème de la provocation, c’est qu’elle perd vite de sa nouveauté et que seule, elle n’apporte rien et n’a aucun intérêt. Comme Il viaggio a Reims ce soir. Un ratage qui fait un mort, la partition, puisqu'apparemment, quand on est Christoph Marthaler, Rossini, son opéra, on se le taille en biseau.


Swann