Opéra en 4 actes de Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Guiseppe Giacosa d'après Henri Murger (1896)
Direction: Giampaolo Bisanti - Mise en scène: Ole Anders Tandberg
Opernhaus Zürich, 5 Novembre 2015
Mimi (Guanqun Yu) et Rodolfo (Michael Fabiano) - Crédit photo: Judith Schlosser |
En un mot: exceptionnel
Après un Wozzeck décevant en septembre, c'est en traînant quelques peu les pieds que je me dirigeais jeudi dernier vers Sechseläutenplatz. Caprice, sans aucun doute, car après tout, musicalement, les spectacles dont j'ai fait ici la chronique ont tous été adéquats. Et malgré quelques accidents industriels, il y a aussi eu des mises en scène somme toute assez bonnes. Mais là est mon embarras : tout était soit bien ou assez bien. Je suis souvent sorti satisfait de l'Opernhaus lors de mes dernières sorties, mais jamais enthousiaste, jamais ému. Au contraire, ce jeudi, je ressortais absolument enchanté.
Génie opératique
Rodolfo, Marcello, Schaunard et Colline, quatre artistes sans le sou, partagent une mansarde dans le Paris de 1830. Rodolfo, le poète, et Mimi, une couturière habitant une chambre voisine, tombent amoureux l'un de l'autre. Marcello, le peintre, est encore amoureux de Musetta, chanteuse, qui l'a quitté pour une carrière de demi-mondaine. Mimi tombe malade, et sa condition se dégrade progressivement, le couple n'ayant pas les moyens pour les services d'un médecin ou le confort d'une chambre bien chauffée. Mimi meurt de consomption.
Paradoxalement, l'argument n'a rien de remarquable, et la partition ne se fait pas remarquer, mais l'ensemble forme pour moi un très grand opéra. L'histoire est simple, mais le livret en tire avec brio le matériel nécessaires à 4 actes sans creux ou temps mort. L'écriture des scènes est une merveille de consicion, le livret ne s'attarde jamais, il y a un merveilleux sens de l'action. La partition est quant à elle bonne, mais sans les démonstrations de virtuosité ou d'avant-gardisme qu'on attend en général d'un grand opéra du répertoire classique, mais son génie ne se révèle que combinée au livret : Puccini a mis sa partition au service de l'action, qu'elle accompagne et soutient, en particulier à travers un grand travail sur le rythme. Cette volonté de voir l'intrigue et le livret comme une pièce centrale, plus qu'un habillage de façade pour la musique, et la maîtrise virtuose du langage opératique par Puccini et ses librettistes font de La Bohème un opéra majeur.
La distribution et l'orchestre fournissent un travail absolument irréprochable, les interprètes étant tous excellents, dont bien entendu les deux rôles principaux, le ténor américain Michael Fabiano jouant Rodolfo, et la soprano chinoise Guanqun Yu incarnant Mimi. En plus du travail musical de très bonne facture, la distribution joue aussi très bien, atout non-négligeable pour la mise en scène complexe et dynamique d'Ole Anders Tandberg.
Sitcom/Tragédie
Mise en scène justement. A l'entracte, un seul doute me restait quand à la mise en scène. Les deux premiers actes sont légers et optimistes, l'intrigue devient sombre et tragique dans les deux derniers actes. Tandberg arriverait-il à mettre aussi bien en scène la partie tragique que la partie comique ?
La mise en scène de Tandberg ne s'accroche pas aux années 1830 comme dans le livret, et n'essaye pas non plus de moderniser le livret pour le porter à notre époque. Au contraire, l'univers qu'il invente est indifférent à l'époque, pouvant se placer à peu près n'importe quand entre le dix-neuvième et le vingtième siècle. La condition des artistes fauchés n'ayant finalement pas beaucoup évolué au fil des siècles, cela ne présente aucun inconvénient.
Dans les deux premiers actes, Tandberg soutient gaillardement le dispositif comique: c'est drôle, allègre, enlevé. Les quatre artistes et leur petit monde, leur insouciance et leur désordre, sont idéalement mis en lumière, l'univers glissant dans le deuxième acte, quand Mimi et les artistes sortent en ville, dans la fantaisie et le surréalisme, le tout dans un joyeux chaos. Par certains aspects, on a presque l'impression d'être devant une bonne mise en scène d'Offenbach, à ceci près que chez Offenbach, l'humour vient du burlesque et de l'absurdité des situations. Ici, il s'agit de présenter de manière visuelle l'état d'esprit d'une bande d'artistes insouciants, pauvres mais pourtant heureux, s'amusant du peu qu'ils ont et du monde qui les entoure : représenter de manière visuelle un état d'esprit et une condition, cette vie de bohème un peu fantasmée dont il est donc question. Cette partie comique crée aussi une connivence entre les spectateurs et les personnages, la salle et moi-même rions avec eux de bon coeur.
Dans les deux derniers actes, l'aspect surréaliste de l'univers ainsi que le désordre de la scène se maintiennent, mais prennent un sens différent alors que l'intrigue devient plus sombre : le caractère surréaliste du monde qui entoure les personnages devient le signe de leur décalage, leur isolement par rapport à la société, dont ils sont privés des conforts. Le chaos du décor, joyeux désordre et signe d'insouciance dans les moments heureux, devient soudain désolation et dénuement, alors que les artistes sont brutalement confrontés aux limites matérielles de leur insouciante vie de bohème quand l'un des leurs tombe à terre.
J'ai beaucoup aimé la mise en scène de Tandberg, qui accompagne à merveille le livret et la musique, et qui bénéficie aussi d'un excellent travail sur le décor (Erlend Birkeland) et les lumières, sans effets superflus, sans clichés en toc. Tout passe bien, quand bien même Ole Anders Tandberg offre une vision original de l'oeuvre. Plutôt qu'une banale représentation romantique de la vie d'artiste à Paris, il prend le risque d'un glissement progressif dans le surréalisme, introduit des éléments de burlesque tout en parvenant à tenir les rênes d'une tragédie. Il utilise le chaos comme élément de mise en scène, mais son désordre est raisonné, motivé, et vient parfaitement soutenir l'oeuvre sans jamais perdre le spectateur. Le décor, et l'utilisation qu'il en fait, s'autorisent des audaces payantes : un rideau de théâtre au fond de la scène s'ouvre parfois révélant un extérieur fait de trois gros sapins blancs ridicules sur lesquels la neige tombe ; une simple porte et son encadrement apparaît parfois à l'arrière de la scène. Loin d'être un artifice inutile, tout vient compléter l'univers léger, surréaliste dans lequel s'égaient ou pleurent les personnages, et lui sert à établir de fortes métaphores visuelles (l'image de la porte puis les rideaux se fermant lentement l'un après l'autre sur les dernières mesures, pendant que tous pleurent Mimi, est absolument poignante).
Chose merveilleuse à l'opéra, on ressent immédiatement une vraie empathie pour les personnages, une tendresse, une complicité. De par le génie de Puccini et de ses librettistes, de Tandberg et de ses équipes, des interprètes, La Bohème parvient à charmer le spectateur : oui, dans le premier duo entre Rodolfo et Mimi, on tombe amoureux et on se met en couple en 5 minutes, mais cela nous semble merveilleusement juste et logique.
Chose merveilleuse à l'opéra, on ressent immédiatement une vraie empathie pour les personnages, une tendresse, une complicité. De par le génie de Puccini et de ses librettistes, de Tandberg et de ses équipes, des interprètes, La Bohème parvient à charmer le spectateur : oui, dans le premier duo entre Rodolfo et Mimi, on tombe amoureux et on se met en couple en 5 minutes, mais cela nous semble merveilleusement juste et logique.
Tout compris
En règle général, le but d'une critique est de présenter avec nuance les forces et faiblesses du sujet. La tâche est ici différente, puisqu'il s'agit de communiquer et surtout justifier mon enthousiasme sans bornes, car le metteur en scène, la distribution, le chef et l'orchestre, et tous ceux impliqués dans cette production, méritent vraiment un bel hommage.
J'ai eu beau chercher, je ne trouve strictement rien de négatif que je puisse dire. C'est une production excellente sous tous ses aspects, que je recommande absolument : vous qui lisez ces lignes, dépêchez-vous de prendre vos billets, vous y perdriez vraiment à passer à côté de cette Bohème.
Swann
Swann