Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

dimanche 16 juin 2024

Bizet - Carmen

Opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet, sur un livret d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d'après Prosper Mérimée (1875)

Direction : Gianandrea Noseda - Mise en scène : Andreas Homoki

Opernhaus Zürich, 10 avril 2024


Carmen (Marina Viotti), Don José (Saimir Pirgu), Escamillo (Łukasz Goliński) et Micaëla (Natalia Tanasii) - Crédit photo: Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich


En un mot: du côté de ses pompes


Carmen, sa gitane effrontée et sans filtre, son Don José, son air du toréador (et son toréador), sa partition ultra-connue qui fait vibrer les foules à peu de frais ! Ce serait du snobisme que de dire qu’on n’aime pas Carmen, Carmen, c'est chouette, et les places partent vite une fois en vente. Si l’enthousiasme du public est évident, on peut imaginer que les metteurs en scènes, chefs d’orchestre et interprètes abordent une telle production avec plus de circonspection. En effet, monter l’opéra le plus joué au monde les confronte à un dilemme : comment éviter l’ennui, la répétition ? Comment apporter quelque chose de nouveau et justifier une nouvelle mise en scène ? Peut-on moderniser Carmen, reste-t-il quelque chose dans la partition ou le livret qui nous ait jusqu’à présent échappé ? Après tout, Carmen, récit d’un féminicide, peut trouver une résonance aujourd’hui. Voici ce à quoi se sont attaqué le chef d’orchestre et le metteur en scène maison de l’Opernhaus, Gianandrea Noseda et Andreas Homoki, tout juste sortis d’un cycle du Ring très réussi.


Carmen 2024


Au premier abord, on peut imaginer comment faire de Carmen un récit de notre temps: Carmen, femme revendiquant sa liberté et son indépendance dans une société patriarcale. Les hommes, Don José, Escamillo, Zuniga, dégoulinant de masculinité toxique, incapables d’agir autrement que pour prouver leur virilité. Carmen serait-il plus qu’un simple opéra comique dans un cadre espagnol un peu exotique? Deux écueils se placent en travers d’une lecture moderne: le premier, c’est le livret lui-même. Henri Meilhac et Ludovic Halévy, les librettistes, ne sont pas Zola et Flaubert, si leur livret fit un peu scandale du fait de l’amoralité des personnages, et si Carmen état plus réaliste et sombre que l’opéra comique de l’époque, on n’est pas devant Madame Bovary, ni même Cosi fan tutte. Meilhac et Halévy font preuve d’assez peu d’empathie pour Carmen, Don José étant une figure presqu’aussi tragique que sa victime. Enfin, si Carmen n’est pas un opéra terriblement compliqué, c’est un opéra terriblement bien conçu, qui domine le metteur en scène et impose naturellement un certain nombre de choix de mise en scène: il est facile de se laisser guider, mais il est beaucoup plus difficile de sortir du cadre et de proposer quelque chose en dehors.


C’est la seule explication que je trouve pour expliquer ce qui est, à mes yeux, un échec. Non pas que l’on passe une mauvaise soirée, non, et c’est à mettre au crédit de Bizet: on ressort avec un sentiment d’ennui et d’indifférence, l’impression que l’oeuvre restait plaisante en dépit de Noseda et d’Homoki, mais que tout cela était un peu à côté de la plaque.


De grands coups de tambour battant


Gianandrea Noseda fait jouer vite, trop vite, on enchaîne les notes comme les lettres sur une machine à écrire, mécaniquement, sans laisser de place pour un quelconque accent, vibrato, ou souffle. C’est comme si Noseda faisait l’impasse sur les qualités musicales qui placent Carmen au-dessus d’une banale opérette. Le chœur des gamins en est un bon exemple : si l’air (« Avec la garde montante ») évoque évidemment une marche militaire, Bizet s’en détache, s’en joue et s’en moque, et en fait quelque chose de beaucoup plus mélodique et gouailleur qu’une simple marche militaire, ce que l’accompagnement au fifre souligne. Noseda fait chanter le chœur d’enfants (au demeurant excellent) en insistant outrageusement sur le rythme de marche, ce qui casse toute la mécanique mélodique de Bizet puisque le résultat est terriblement haché. Autant faire chanter les chœurs de l’Armée rouge. L’air entier devient un grand gâchis, ainsi que quelques autres passages; pour le reste, on a l’impression d’entendre une mauvaise captation de Carmen, sans nuance, sans relief… Si l’ambition de Noseda était de faire sonner Bizet comme du Franz Lehar, c’est réussi, mais à tout prendre, on aurait surtout apprécié d’entendre Carmen ressembler à Carmen.

 

Les choix de Noseda limitent les opportunités des interprètes de briller, il y a donc peu de choses à reprocher à la distribution, mais les occasions de distribuer des bons points sont rares elles aussi. Natalia Tanasii est très bien dans le rôle toujours ingrat de Micaëla. Łukasz Goliński se tire avec les honneurs du rôle d’Escamillo, même s’il force un peu le trait côté « général d’opérette ». Marina Viotti dans le rôle-titre livre une prestation techniquement convenable mais qui laisse indifférent et est en dessous de ce que la partition permet, en dessous aussi de ce que le personnage devrait être, jamais sa voix ne développe suffisamment d’ampleur pour rendre tangible le pouvoir qu’elle exerce sur les hommes qui l’entourent. Saimir Pirgu est en revanche un Don José de qualité, c’est le seul qui parvienne à susciter l’émotion – un comble que le meurtrier parvienne à émouvoir quand la victime laisse indifférent ! Il rend palpable la détresse d’un homme perdu qui essaye vainement de freiner sa chute, et porte à lui seul tout l’axe tragique de l’œuvre.


Essouflement


La mise en scène d’Andreas Homoki, tout juste sorti de son cycle Wagner, parvient-elle à faire oublier l’indifférence polie qu’on ressent pour la musique ? Hélas, non, et comme pour la direction, l’impression qui domine est qu’Homoki est passé à côté de son sujet, et n’a pas su choisir entre plusieurs pistes, ce qui conduit à une mise en scène molle, sans idée directrice forte. Dans le premier acte, Homoki semble lancer plusieurs ballons d’essai. Tout d’abord, Don José en civil, lisant la partition sur scène, avant de se faire faucher ses vêtements par les gamins, puis d’enfiler un uniforme de soldat. Pourquoi ? No lo se, comme on dit près des remparts de Séville. Ensuite, on se demande si Homoki ne veut pas surfer à gros trait sur la vague #metoo : la visite de Micaëla à la caserne manque de tourner à la tournante, avant que Micaëla ne s’échappe par une pirouette ingénieuse, un coup de genou dans les valseuses du brigadier Moralès. Un contresens par rapport au livret, si l’on reste charitable. Heureusement la mise en scène ne persévère pas dans cette voie, pas plus que sur la vague évocation d’une Carmen façon domina avec le pauvre Don José en laisse à ses pieds. Dieu merci, c’est fugace. Passées ces différentes tentatives, à partir du deuxième acte, la mise en scène semble perdre toute ambition (mal placée ou non), et se contente de suivre platement les didascalies. Ajoutons à cela un décor minimaliste et triste, typique des mises en scènes d’Homoki, il en résulte une Carmen très morne.



Il est très surprenant de voir Carmen aussi fade, sur tous les plans. Je ne m’explique le résultat que comme une tentative de se démarque, de faire différent, sans trouver les ressorts nécessaires pour dépasser ce qu’offrait la partition et le livret. Noseda et Homoki échouent dans leur tentative de sortir du cadre et des conventions. Comme leur Don José.



Swann




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