Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

vendredi 22 juillet 2016

Rihm - Die Hamletmaschine

Musiktheater en 5 parties de Wolfgang Rihm d'après Heiner Müller (1987)

Direction : Gabriel Feltz - Mise en scène : Sebastian Baumgarten

Opernhaus Zürich, 11 février 2016


Hamlet II (Anne Ratte-Polle), Hamlet III (Scott Hendricks) et Hamlet I (Matthias Reichwald) - Crédit photo : T + T Fotografie - Opernhaus Zürich

En un mot : une rare expérience post-moderne


Si par certains angles, l’Opernhaus peut apparaître comme terriblement casanier (avec sa production annuelle de Verdi), force est de reconnaître qu’Andreas Homoki et son équipe font régulièrement montre d’un certain courage dans la programmation : on pouvait, comme la NZZ am Sonntag, trouver que programmer 12 représentations d’Il viaggio a Reims, un opéra mineur et oublié de Rossini, était économiquement périlleux, surtout en confiant la mise en scène à un clown de la trempe de Marthaler, mais indéniablement, le coup d’éclat de cette saison est la nouvelle production de la Hamletmaschine de Wolfgang Rihm. Une audace hélas injustement boudée par le public, la salle étant loin d’être pleine au début de la représentation, et l’étant encore un peu moins une fois la dernière note jouée. Car Die Hamletmaschine est sur tous les plans un ovni qui ne se laisse pas facilement approcher, à la filiation remarquablement complexe. A l’origine se trouve évidemment La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark de William Shakespeare, créée aux environs de l’an 1600.

Il est délicat d’écrire sur Hamletmaschine, ce qui explique (avec ma fainéantise) le temps qu’il m’a fallu pour finir cet article qui arrive bien tard, mais il me paraissait inconcevable de ne pas mettre par écrit mes impressions sur l’un des moments les plus intéressants de la saison à l’Opernhaus.


« J’étais Hamlet »



Sur la couverture de mon exemplaire d’Hamlet, on trouve cette citation très à propos de Kenneth Branagh : « It has everything – intrigue, romance, politics, violence, revenge, jealousy, wit. It plays itself out on such a grand scale ». Il y a tout dans Hamlet, et le matériel suffirait pour tout autre dramaturge à 10 pièces, Shakespeare n’a pourtant besoin que d’une histoire, d’un personnage, une pièce. Hamlet offre donc d’innombrables possibilités de lecture, ou de relecture : Tom Stoppard par exemple en tire une réflexion sur le théâtre, le destin, le libre-arbitre dans Rosencrantz et Guildenstern sont morts (je recommande l’adaptation cinématographique que Stoppard en fit, avec de jeunes Tim Roth et Gary Oldman).

Hamlet pourrait donc être la pièce ultime, universelle, si elle nous était entièrement compréhensible : outre la longueur, la complexité de la pièce et du texte en elle-même, les erreurs de transcriptions, les divergences entre les transcriptions, les expressions idiomatiques disparues font que le texte original est difficilement intelligible dans son entièreté, et traduire fidèlement Hamlet une tâche impossible.

La pièce Hamlet-Machine (1977) du dramaturge est-allemand Heiner Müller est ainsi une sorte de « traduction alternative », une autre manière de présenter Hamlet : plutôt que de tendre à restituer le texte aussi fidèlement que possible, le condenser, le réduire à ses éléments constitutifs, et replacer ces éléments dans le contexte politique et culturel contemporain. Heiner Müller écrivit Hamlet-Machine après avoir livré une traduction « conventionnelle » de la pièce en allemand pour le metteur en scène Benno Besson. Hamlet-machine se condense en 9 pages vives, violentes, mélangeant anglais et allemand. 9 pages qui suffisent à embrasser l’ossature et les thèmes d’Hamlet, à le mettre en regard de l’époque contemporaine, à questionner le rôle de l’artiste face au politique et face à la société. On ne peut guère être exhaustif sur les sujets qu’aborde la pièce, tant les 9 pages qui la composent sont extraordinairement denses. Evidemment, une telle densité passe par une structure théâtrale très atypique, sans construction classique ni intrigue conventionnelle. Hamlet-Machine est une pièce tout à fait particulière, qui reste la pièce la plus jouée d’Heiner Müller, une des figures les plus importantes de la littérature allemande au vingtième siècle.

Victime de la censure en Allemagne de l’Est, Müller connait principalement le succès à l’Ouest, et la première d’Hamlet-machine a lieu en France avant d’être jouée dans le reste de l’Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis. C’est aussi à l’ouest du rideau de fer qu’il verra sa pièce adaptée sous forme d’opéra, son compatriote ouest-allemand Wolfgang Rihm écrivant le livret et composant la musique, entre 1983 et 1986, d’un « Musiktheater en 5 parties », die Hamletmaschine. La première a lieu en 1987 à Mannheim.


Opéra total

Paradoxalement, il est amusant de constater que l’opéra post-moderne de Wolfgang Rihm est finalement assez proche sur la forme du semi-opéra pré-moderne qui émergea en Angleterre peu après Shakespeare, et que j’évoquais dans ma critique du lamentable King Arthur il y a quelques temps. En effet, die Hamletmaschine mélange les genres, puisque la distribution inclut rôles chantés, rôles parlés, chœur, orchestre classique, sons électroniques, percussionnistes sur scène et dans les loges d’avant-scène. Wolfgang Rihm a transposé le texte de Müller en une œuvre courte, d’environ une heure et demi. Le travail d’adaptation musical est d’une grande intelligence : le caractère haché du texte de départ est rendu par une alternance entre parties orchestrales classiques d’une grande élégance, et assauts des différents jeux de percussion pour marquer les abrupts changements de direction du propos, sans que ces contrastes ne créent pourtant de dissonance. Wolfgang Rihm utilise aussi la dispersion spatiale des différents instrumentistes tout autour de la scène pour construire d’intéressants effets sonores. La partition est équilibrée et élégante, tout en collant pourtant à un texte singulièrement brut.

A la baguette, Gabriel Fetz conduit les musiciens et la distribution avec maîtrise, maintenant un juste équilibre entre les différentes parties, et conservant la cohérence d’une partition tortueuse et complexe. Des deux chanteurs, la soprano Nicola Beller-Carbone (Ophelia / Elektra) est excellente et interprète ses airs, points singuliers de la partition, avec une grande beauté. Le baryton Scott Hendricks (Hamlet 3) est musicalement moins remarquable, même si son rôle implique presque moins un travail musical qu’un travail d’acteur, ce dont il s’acquitte très bien. Sur le plan musical, c’était donc une partition que j’ai découvert avec plaisir et intérêt dans l’interprétation qu’en donnait l’Opernhaus. Néanmoins, dans die Hamletmaschine, il est presque vain de mettre l’aspect musical à part, quand celui-ci n’est qu’une petite partie d’un spectacle beaucoup plus large et global.


Trois personnages en quête d’auteur



Hamlet n’est pas à strictement parler un personnage de die Hamletmaschine, puisqu’il y a trois interprètes, un baryton (Hamlet III, Scott Hendricks) et deux acteurs (Hamlet I & II, Matthias Reichwald et Anne Ratte-Polle) qui se définissent durant la pièce comme Hamlet, ou bien se présentent comme l’interprète d’Hamlet. La première ligne est d’ailleurs « J’étais Hamlet », et le reste de l’œuvre fait évoluer les trois personnages à plus ou moins grande distance du rôle d’Hamlet, selon les enjeux de chaque partie.

La première partie est un condensat de la pièce originale, montrant les motivations profondes du personnage, guidé par le sentiment d’injustice devant le meurtre impuni de son père, et le dégout devant le remariage incestueux de sa mère avec le frère du roi défunt. Une lecture intéressante, puisqu’elle consiste à n’exposer que la situation de départ, les motivations des personnages. Les péripéties, la tragédie, n’ont finalement pas besoin d’être montrées, elles sont une suite logique que nous connaissons ou pouvons deviner.

La seconde partie intègre Hamlet au contexte politique de son époque, en montrant Hamlet comme un combat entre les structures établies, « les ruines de la vieille Europe », l’émergence de nouvelles idées politiques, les luttes politiques, le terrorisme d’extrême gauche. Jamais mentionné directement, l’opposition est-ouest est évidente en sous-texte. De manière intéressante, Müller ne porte pas de jugement, mais offre plutôt des pistes, des similitudes ou des possibilités d’associations entre la pièce et le monde contemporain. C’est sans doute la partie qui a le plus mal vieilli, car se référant à un contexte culturel et politique extrêmement précis, très spécifique à l’Allemagne des années 1970, et que les bouleversements de la fin du vingtième siècle ont rendu caducs : si nous savons encore ce qu’était la Fraction Armée Rouge, ce qu’elle a représenté est déjà moins clair, beaucoup ne la connaissent déjà plus que par les livres d’histoire, et une photo d’Ulrika Meinhof a une puissance d’évocation quasiment nulle comparée à ce qu’elle prenait à l’époque. Il nous manque désormais les marqueurs culturels, politiques de cette époque pour réellement comprendre cette partie. Sebastian Baumgarten met à jour l’iconographie en projetant des extraits du discours de Müller sur l’Alexanderplatz à Berlin au cours de la chute du Mur, on a malgré cela du mal à trouver les références nécessaires pour cette partie.

La troisième partie est un renversement intéressant, les acteurs se morfondant de ce que « leur tragédie n’ait pas eu lieu », Hamlet n’ayant finalement pas été monté, et Hamlet 1, 2 et 3 se voyant refuser la dimension tragique pour laquelle ils s’étaient préparés. Et les acteurs de se demander ce qui adviendrait s’ils venaient à jouer leur tragédie dans le monde réel. Si les spectateurs étaient partis se soulever contre la tyrannie, où Hamlet jouerait son rôle ? S’attaquant au roi son oncle, à sa mère la reine et à Polonius, ne serait-il pas du côté des révolutionnaires ? Mais en tant que prince, que privilégié du régime, ne serait-il pas derrière ces vitres que les émeutiers voudraient venir briser, son destin non pas le destin tragique que lui prédit la pièce, mais celui, banal, d’un aristocrate dont on promène la tête au bout d’une pique ? Une réflexion à la Pirandello qui s’étend au domaine du politique, et qui, par extension, met en question le rôle des intellectuels dans l’Etat est-allemand. Quelle est leur légitimité à se proclamer être avec le peuple quand l’Etat les paye pour cela ?
La résolution vient finalement d’un personnage qui évoluait jusqu’alors au fond de la scène, Ophelia (Nicola Beller-Carbone) : personnage secondaire, victime passive, fiancée d’Hamlet qui devient folle et meurt noyée, et qui tout au long d’Hamletmaschine était reléguée à « son » rôle, au fond de la scène. Jusqu’à ce qu’Ophelia refuse de jouer la bienveillante victime passive de la tragédie, se rebelle et décide d’endosser le rôle d’Electre vengeresse et de se faire justice, à la tête de la révolution, de ceux qui tant de fois ont poussé son personnage à la mort. Ophelia / Elektra tue les incarnations d’Hamlet.


« How poor are they that have not patience »



Malgré quelques longueurs, il est difficile de rendre la richesse, la densité de l’écriture d’Heiner Müller dans Hamletmaschine, et le talent avec lequel Wolfgang Rihm l’a adaptée. En une brève heure et demi, ils nous ouvrent des pistes de réflexions, nous suggèrent de nouvelles voies d’analyses, font entrevoir de nouveaux enjeux aux personnages. Les rares moments d’ennui sont plus attribuables au manque des références adéquates pour la période d’écriture. Il y a surtout une unité entre texte, musique, mise en scène, qui forment un tout où les responsabilités de l’auteur, du compositeur et du metteur en scènes deviennent difficiles à séparer. Que dire donc du travail de mise en scène de Sebastian Baumgarten, comment la quantifier ? On peut lui faire le compliment que la mise en scène semble invisible tant elle parait évidente, logique, l’aboutissement du livret et de la partition. Il n’a rien, ou si peu (Hamlet 2 s’exprimant tout du long avec une voix stridente, inutile) à se reprocher.


Assurément, Hamletmaschine est une oeuvre difficile. Elle n'a pas été écrite pour distraire ou amuser, et porte un message assez sombre ("l'espoir n'est qu'un défaut d'information" ou "dans toutes les langues, futur se dit de la même façon: mort", peut-on lire sur la scène au fil de la pièce). Elle demande un certain effort pour comprendre le propos d’Heiner Müller, un effort à mon sens largement payé. Même en faisant abstraction du texte, le travail musical de Wolfgang Rihm mérite à lui seul qu’on s’intéresse à Hamletmaschine. C’est donc un peu un crève-cœur de voir autant de gens ne pas tenir 90 petites minutes quand on leur met quelque chose demandant un petit effort de leur part dans les mains. Surtout quand les mêmes ont la patience d’endurer 2 fois plus longtemps Marthaler ou Fritsch. Mais c’est vrai que chez ces deux-là, l’intellect n’est pas vraiment stimulé. 

Swann


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