Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

lundi 4 janvier 2016

Restless - Forsythe / Leon & Lightfoot / Lee / Portugal

New sleep - William Forsythe
Skew-whiff - Sol León/Paul Lightfoot
Aria - Douglas Lee
Dialogos - Filipe Portugal (première)
Opernhaus Zürich, 20 décembre 2015



Restless : New sleep (William Forsythe) - Manuel Renard, Dominik Slavkovsky, Wei Chen et Eva Dewaele - Crédit photo : Gregory Batardon, Ballet Zürich


En un mot: une bonne soirée de danse contemporaine

Alors que la fin d’année approchait (et si), l’Opernhaus nous proposait une dernière première, un dernier effort avant de laisser notre intellect hiberner quelques semaines pendant que nous retournons aux instincts primaires pour les fêtes : manger, boire, configurer son nouvel iPhone. Du ballet donc, pour finir, avec 4 courtes chorégraphies de danse contemporaine.


Forsythe par l’absurde



New sleep, crée en 1987, nous fait retrouver le duo William Forsythe et Thom Willems, déjà à l’oeuvre pour In the middle, somewhat elevated monté il y a quelques mois. Thom Willems propose une musique électronique lente aux sonorités rudes, industrielles, mais très épurée, qui offre une base idéale pour les changements de rythme, de style, les contrastes que Forsythe affectionne. New sleep se place dans la même veine de dépoussiérage du langage chorégraphique qu’In the middle : on retrouve la même volonté de surprendre, d’utiliser des éléments connus pour bâtir quelque chose d’inconnu, mais avec un parti pris cette fois très différent.

Cette fois, Forsythe créée l’inattendu, le déséquilibre, en introduisant dans le corps de ballet et dans une chorégraphie élégante un élément perturbateur : trois personnages costumés qui jouent tout au long de la chorégraphie avec des chapeaux, des boules de bowling de plus en plus démesurées, et une plante verte. Ils dansent aussi, mais en décalage complet avec le reste du ballet, avec des gestes saccadées, des poses d’automates, qui contrastent avec la fluidité des pas des autres danseurs. Il n’y a pas d’histoire à raconter : selon un Forsythe moqueur,il s’agit “d’une famille faisant de la recherche en sciences appliquées”. il s’agit donc d’une pure expérience formelle, et on y trouve un génie certain dans l’élégance avec laquelle les trois trublions s’insèrent dans le reste du ballet, s’y perdent avant soudainement d’attirer de nouveaux l’attention.

On notera un intéressant travail sur la construction de l’espace avec les lumières, utilisées pour découper la scène en zone de lumière, d’obscurité et de pénombre, zones qui changent brutalement et transforment d’un coup la scène et la perception de l’espace.

Comparé à In the middle, New Sleep n’est pas aussi réussi. Forsythe fait de ses trois personnages une distraction, qui sert son expérience formelle mais qui distrait trop le spectateur : au lieu de contempler la combinaison des éléments perturbateurs avec le reste du ballet, on en vient à ne se concentrer que sur eux. On lutte longtemps à comprendre les agissements du trio alors qu’il n’y a rien à y comprendre. Malheureusement, New sleep est une pièce courte, qui laisse peu de temps pour l’apprécier après qu’on l’ait comprise. Pourtant, une fois admis le caractère absurde de New sleep, on est témoin d’une expérience intéressante, similaire à In the middle : de la belle chorégraphie, avec ces ruptures qui surprennent, amusent, relancent constamment l’intérêt. Dommage, New sleep fonctionne moins bien et se laisse difficilement approcher. D’où les applaudissements chaleureux mais pas enthousiastes du public. Une tiédeur peut-être aussi causée par le très légère imprécision technique dans l’exécution, New sleep étant des 4 pièces au programme la moins bien interprétée (en termes tout relatifs).


Second degré



L’Opernhaus semble avoir un goût prononcé pour les chorégraphies venues du royaume d’Orange, une création du NDT2 figurant systématiquement au programme des dernières productions. Ce soir, il s’agissait de Skew-whiff, une chorégraphie du duo Sol Leon et Paul Lightfoot, présentée au Nederlands Dans Theater en 1996. New sleep et sa difficulté d’accès souffrirent un peu du contraste avec Skew-whiff, une chorégraphie très enlevée, légère, burlesque, directe. Surtout, l’humour de la chorégraphie se basait sur un jeu de déconstruction des éléments chorégraphiques assez similaire à ce que fait Forsythe, ce qui donnait presque l’impression de voir le complexe New sleep caricaturé par le léger Skew-whiff.

Skew-whiff est un mélange entre une chorégraphie nerveuse, très physique, et une nonchalance gouailleuse vis-à-vis des codes du ballet : on y moque la grandiloquence des musiques (Rossini en sort habillé Mammut pour l’hiver), les faunes ridicules, les scènes de séduction en pas de deux ampoulé du ballet à l’ancienne. Leon et Lightfoot peuvent se permettre ces critiques, car ils utilisent les mêmes éléments de langage, et les utilisent assez bien. La chorégraphie en elle-même n’est pas esthétiquement très recherchée, mais ils montrent tout de même qu’avec les mêmes ingrédients, on peut dire autre chose que le ballet de papa, on peut être léger, on peut en rire, et c’est effectivement assez drôle, bien que parfois un peu lourd. Leur message passe, mais a une portée tout de même limitée : Forsythe aussi innove avec le langage chorégraphique, mais a une autre ambition dans ce qu’il essaye de faire avec.

Peu importe, la chorégraphie est somme toute intéressante, et les quatre danseurs (Katja Wünsche, que l'on retrouve plus à son avantage juste après, Daniel Mulligan, Matthew Knight, Surimu Fukushi) impressionnent dans leur exécution de ce ballet très athlétique.


Pas plus de deux



Aria, de l’anglais Douglas Lee, crée au Balais de Stuttgart en 2012, occupe une place à part dans la soirée, de par sa simplicité et son absence d’artifice comparé au reste du programme. Il s’agit d’un simple pas de deux, sans message, sans tentative de réécrire la danse contemporaine. Sa seule recherche semble être la simple beauté de le chorégraphie. Si d’aucun pourraient affirmer qu’Aria n’était pas le ballet le plus intéressant du programme, c’était en tout cas le plus beau moment de la soirée : la confusion de New Sleep lui nuit, pour drôle qu’il soit, la chorégraphie de Skew-whiff n’est pas particulièrement belle, et si Dialogos a plus d’ambition, Douglas Lee, en se concentrant sur un simple et bref pas de deux, offre quelque chose de singulièrement plus pur et plus beau, avec ce soir deux solistes (Katja Wünsche et Alexander Jones) parfaitement en phase avec la chorégraphie.

Il y a peu à dire. C'est simplement très beau.


Tous en scène



Le dernier segment de la soirée était la création de Dialogos, de Filipe Portugal, soliste du Ballet de Zürich, et dont il s’agissait de la première chorégraphie jouée par le corps de ballet principal. Chose rare, le pianiste  et compositeur zurichois Nik Bärtsch et son groupe Mobile jouaient la musique du ballet depuis la scène même, une sorte de jazz minimaliste un peu groové assez agréable à l’oreille, et offrant une belle matière avec laquelle le chorégraphe peut travailler. Sur cela, Portugal construit une jolie chorégraphie, variée et dynamique. D’aucun lui reprocherait son académisme, Portugal semblant certes vouloir démontrer sa maîtrise des différents tropes chorégraphiques (danseurs seuls, pas de deux, en groupes…), ce qui est je pense une sorte de parcours imposé pour un jeune chorégraphe ; parcours imposé dont Portugal se sort cependant avec une grande élégance. 

Au delà de cette remarque sur la forme, Dialogos contient sur le fond des éléments très intéressants et très prometteurs quant aux futures créations de Filipe Portugal. Tout d’abord, une capacité à mettre en scène des mouvements remarquablement complexes avec des danseurs évoluants en parallèle sur un grand nombre de schémas distincts. La complexité et l’équilibre des tableaux qu’il compose ainsi forcent déjà un certain respect. De plus, Portugal présente un travail intéressant sur les portés, domaine dans lequel il s’autorise quelques belles audaces : rigoureusement exécutés par les danseurs malgré leur difficulté physique et technique, ses portés semblent suspendre les danseurs dans les airs de manière tout à fait remarquable.

En résumé, la chorégraphie de Filipe Portugal, parfaitement portée par ses collègues du Ballet, faisait très bonne impression et annonçait un avenir prometteur pour Filipe Portugal, s’il évite toutefois deux écueils : un goût un peu trop prononcé pour les mouvements trop athlétiques (un des portés tombait complètement à plat, car relevant plus du numéro de main-à-main que du ballet), et un discernement des couleurs contestable, au vu des costumes sensiblement horribles de Claudia Binder.

Restless : Aria (Douglas Lee) - Katja Wünsche et Alexander Jones - Crédit photo : Gregory Batardon, Ballet Zürich


C’est ainsi avec une belle revue de danse contemporaine, des chorégraphes établis aux jeunes chorégraphes, des années 80 à 2015, que le Ballet souhaitait entrer en 2016. Un spectacle à voir, offrant une belle variété de point de vue sur le ballet contemporain.


Bonne année 2016,


Swann



samedi 12 décembre 2015

Rossini - Il Viaggio a Reims

Opéra en un acte de Gioachino Rossini, livret de Luigi Balocchi (1825)

Direction : Daniele Rustioni - Mise en scène : Christoph Marthaler

Opernhaus Zürich, 11 décembre 2015


Crédit photo : Monika Rittershaus - Opernhaus Zürich
En un mot (version anglophone) : I ran (so far away)
En un mot (version francophone) : consternant

En route pour l'Opernhaus, et donc indirectement vers Reims, je faisais la rencontre inopinée d'un Milanais cherchant quel train le mènerait voir Rossini, et nous devisâmes sur le chemin de ce que nous pouvions attendre de la soirée. Pour ma part, j'évoquais mon inquiétude quant à la mise en scène, gardant toujours presque 10 ans après le souvenir cuisant d'une mise en scène des Noces de Figaro par Christoph Marthaler. Mon camarade milanais, lui, se réjouissait de voir l'Opernhaus prendre le risque de monter cet opéra peu joué, car demandant une solide distribution. Je ne l'ai pas revu, ayant fui à toutes jambes dès l'entracte. Je lui souhaite d'avoir eu la lucidité de m'imiter.


Huis clos


Il viaggio a Reims, ou le voyage à Reims en français, est un opéra burlesque écrit en 1825 et est considéré comme l'un des meilleurs opéras de Rossini, derrière bien entendu le Barbier de Séville, parmi les 39 qu'il composa (dont pas moins de 6 écrits en 1812, ce qui force le respect). Il demande un personnel important, l'orchestre étant accompagné d'un choeur et de pas moins de 14 solistes.

Il Viaggio a Reims fut écrit à l’occasion du couronnement du roi Charles X (à Reims donc). Il raconte les péripéties d’une bande disparate d’aristocrates de toute l’Europe, contraint de séjourner dans le même hôtel en attendant des chevaux frais pour continuer leur voyage et assister au couronnement. Tout comme dans La Bohème, l’intrigue est fort simple, et se contente de fournir matière à un petit nombre de péripéties qui font s’entrechoquer des personnages hétéroclites et joue du comique de situation. Un enchaînement de situations légères, cocasses, qui fournit sans doute une base suffisante pour en tirer un spectacle drôle, distrayant, et porté par une jolie partition. Sans doute, puisque Christoph Marthaler a ostensiblement décrété que lui, le livret, il s’en tamponnait l’oreille avec la babouche de l’indifférence. Et sans doute, parce que toute cette plaisanterie ne m’a pas vraiment fait rire.

Champagne sans bulles…


Coupons le son (pas forcément une mauvaise idée, on y reviendra), et imaginons que nous demandons à un quidam quel auteur est monté sur la scène de l’Opernhaus. A: Beckett B: Ionesco C: les Deschiens D: Rossini. Croyez-moi, peu de gens choisiront la réponse D, et pour cause, le début emprunte un peu aux Chaises, les chanteurs jouent comme la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, et on ne voit pas plus Godot qu’on n’atteint Reims.

Une approche qui pourrait être vaguement intéressante, mais rencontre quelques obstacles. En premier lieu, force est de reconnaître que Marthaler n’a ni le talent de Makeïeff ou Deschamps, ni celui de Ionesco ou Beckett. Ensuite, pour faire façon théâtre de l’absurde, il est préférable de choisir une pièce du répertoire, plutôt qu’une pièce ayant un scénario et des situations logiques, et son propre sens comique. A plus forte raison, un opéra de Rossini ne se prête vraiment, mais alors vraiment pas à ce genre de lubie.

Et d’un coup, ça coince. L’approche de mise en scène choisie par Marthaler ne convient absolument pas à l’oeuvre, mais celui-ci persiste, s’acharne, impose son idée fixe, quitte à étouffer complètement l’oeuvre ! L’opéra offre un matériel comique, mais Marthaler veut faire drôle à sa manière, et ignore complètement son sujet. L’opéra en est donc illisible, pollué par les interférences de la mise en scène, et Marthaler le relègue finalement au second plan, s’en désintéresse presque totalement, si ce n’est pour quelques ingérences, en faisant s’interrompre les chanteurs en plein aria pour les faire tousser, par exemple. Ce qui compte, ce n’est pas Rossini, c’est le cirque Marthaler.

Par conséquent, on a l’impression d’assister à un dîner où les adultes essayent de parler opéra, pendant qu’un sale gosse capricieux jette ses jouets par terre et crie à tue-tête sous la table.

Infantile caractérise d’ailleurs bien le genre de blagues dont nous inonde Marthaler : robinet farceur qui arrose le malheureux venu chercher un verre d’eau, fausse piscine dans lequel on fait semblant de nager le crawl, tas de manteaux sous lequel on se cache et on rampe sur la scène…  Ca vire même vulgaire, quand il exhibe deux femmes dénudées, à qui un chirurgien fantoche propose des implants mammaires. Quant aux rares gags un peu drôles, Marthaler les fait durer des minutes entières ou les répète 2 ou 3 fois de suite. Example : un personnage s’évanouit, une équipe médicale se rue sur scène, et se précipite non pas sur le personnage, mais sur un extra qui faisait le pitre en maillot de bain. On n’est pas chez les Monthy Pythons, mais pourquoi pas, cela tirerait un sourire, si le coup du faux malade ne durait pas 10 bonnes minutes, alors même que le livret a dépassé le sujet depuis longtemps.

A chaque idée de mise en scène, le trait est tellement appuyé qu’on voit presque Marthaler sur scène se tourner vers le public et nous dire, avec un clin d’oeil et un sourire satisfait, “vous avez vu ? Là, j’ai fait absurde”.

Le seul élément de l’opéra dont se sert vraiment Marthaler, c’est la variété de nationalité des personnages, pour faire passer sa mise en scène comme une oeuvre politique, dans ce qui semble être une métaphore de l’Union européenne pas bien fine : le livret campant une série d’aristocrates européens complètement caricaturaux dans leurs clichés nationaux, et ne s’en servant que pour le burlesque, on ne peut pas dire qu’on puisse en tirer une analyse très complexe ni même un peu intéressante sur l’Europe. Au contraire, cette vision caricaturale de l’Europe comme une série de clichés nationaux s’opposant les uns ou autres est plus le type de réduction populiste en vogue dans le Blick, que l’analyse qu’on espérerait attendre d’un intellectuel ayant travaillé à travers toute l’Europe (plus qu’en Suisse) au cours des 20 dernières années.

Ce n’est donc pas drôle, très vite lassant, rapidement exaspérant. Et surtout, cela bousille Rossini, qui était quand même ce pourquoi l’on venait.

…et Perrier flou


L’oeuvre, la partition, doivent donc lutter pour exister face à une mise en scène qui les ignore et qui attire à elle tout l’oxygène. Malheureusement, la direction, la distribution et l’orchestre sont loin d’être à la hauteur. Malgré tout le mal que je lui trouve, on se demande même parfois si la mise en scène n’est pas meilleure que la musique. 

Dans la distribution, seule Rosa Feola at Eduardo Rocha, dans les rôle de la poétesse Corinna et du Chevalier de Belfiore se distinguent, en offrant les seuls beaux moments musicaux. Le reste de la distribution est au mieux convenable, offrant une interprétation correcte mais sans aucune beauté, parfois passable, parfois pire comme pour Don Prudenzio (Roberto Lorenzi), qui peine à rendre sa caricature de basse profonde convaincante.

Côté orchestre, rien de remarquable si ce n’est des attaques aussi émoussées qu’un couteau à beurre. Il est de même difficile de flatter le travail du chef d’orchestre Daniel Rustioni, tant celui-ci semble peiner à trouver un quelconque équilibre entre l’orchestre, les choeurs et la distribution. Si les solos ou duos sont en général convenables (voire bons avec Feola et Rocha), dès que la partition devient plus complexe, la direction perd toute netteté, les différentes parties se recouvrant les unes les autres. Pour les parties faisant appel à la fois aux choeurs, à l’orchestre et aux solistes, ne nous parvient plus qu’un gruau sonore où plus rien ne se distingue plus.

Bal tragique sur la route de Reims : un mort



Que le temps m’a semblé long jusqu’à la libération de l’entracte ! En arrière-plan, un naufrage musical d’une ampleur pour moi inédite à Zürich. Au premier plan, un Christoph Marthaler qui s’agite à redéployer les mêmes lubies, les mêmes gimmicks recuits, les mêmes demi-provocations confites dans l’auto-satisfaction qu’il y a 10 ans, quand il trépanait les Noces de Figaro à l’Opéra Garnier à Paris. Le problème de la provocation, c’est qu’elle perd vite de sa nouveauté et que seule, elle n’apporte rien et n’a aucun intérêt. Comme Il viaggio a Reims ce soir. Un ratage qui fait un mort, la partition, puisqu'apparemment, quand on est Christoph Marthaler, Rossini, son opéra, on se le taille en biseau.


Swann


lundi 9 novembre 2015

Puccini - La Bohème

Opéra en 4 actes de Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Guiseppe Giacosa d'après Henri Murger (1896)

Direction: Giampaolo Bisanti - Mise en scène: Ole Anders Tandberg

Opernhaus Zürich,  5 Novembre 2015

Crédit photo: Judith Schlosser - Opernhaus Zürich
Mimi (Guanqun Yu) et Rodolfo (Michael Fabiano) - Crédit photo: Judith Schlosser


En un mot: exceptionnel


Après un Wozzeck décevant en septembre, c'est en traînant quelques peu les pieds que je me dirigeais jeudi dernier vers Sechseläutenplatz. Caprice, sans aucun doute, car après tout, musicalement, les spectacles dont j'ai fait ici la chronique ont tous été adéquats. Et malgré quelques accidents industriels, il y a aussi eu des mises en scène somme toute assez bonnes. Mais là est mon embarras : tout était soit bien ou assez bien. Je suis souvent sorti satisfait de l'Opernhaus lors de mes dernières sorties, mais jamais enthousiaste, jamais ému. Au contraire, ce jeudi, je ressortais absolument enchanté.


Génie opératique


Rodolfo, Marcello, Schaunard et Colline, quatre artistes sans le sou, partagent une mansarde dans le Paris de 1830. Rodolfo, le poète, et Mimi, une couturière habitant une chambre voisine, tombent amoureux l'un de l'autre. Marcello, le peintre, est encore amoureux de Musetta, chanteuse, qui l'a quitté pour une carrière de demi-mondaine. Mimi tombe malade, et sa condition se dégrade progressivement, le couple n'ayant pas les moyens pour les services d'un médecin ou le confort d'une chambre bien chauffée. Mimi meurt de consomption.

Paradoxalement, l'argument n'a rien de remarquable, et la partition ne se fait pas remarquer, mais l'ensemble forme pour moi un très grand opéra. L'histoire est simple, mais le livret en tire avec brio le matériel nécessaires à 4 actes sans creux ou temps mort. L'écriture des scènes est une merveille de consicion, le livret ne s'attarde jamais, il y a un merveilleux sens de l'action. La partition est quant à elle bonne, mais sans les démonstrations de virtuosité ou d'avant-gardisme qu'on attend en général d'un grand opéra du répertoire classique, mais son génie ne se révèle que combinée au livret : Puccini a mis sa partition au service de l'action, qu'elle accompagne et soutient, en particulier à travers un grand travail sur le rythme. Cette volonté de voir l'intrigue et le livret comme une pièce centrale, plus qu'un habillage de façade pour la musique, et la maîtrise virtuose du langage opératique par Puccini et ses librettistes font de La Bohème un opéra majeur.

La distribution et l'orchestre fournissent un travail absolument irréprochable, les interprètes étant tous excellents, dont bien entendu les deux rôles principaux, le ténor américain Michael Fabiano jouant Rodolfo, et la soprano chinoise Guanqun Yu incarnant Mimi. En plus du travail musical de très bonne facture, la distribution joue aussi très bien, atout non-négligeable pour la mise en scène complexe et dynamique d'Ole Anders Tandberg.

Sitcom/Tragédie


Mise en scène justement. A l'entracte, un seul doute me restait quand à la mise en scène. Les deux premiers actes sont légers et optimistes, l'intrigue devient sombre et tragique dans les deux derniers actes. Tandberg arriverait-il à mettre aussi bien en scène la partie tragique que la partie comique ?

La mise en scène de Tandberg ne s'accroche pas aux années 1830 comme dans le livret, et n'essaye pas non plus de moderniser le livret pour le porter à notre époque. Au contraire, l'univers qu'il invente est indifférent à l'époque, pouvant se placer à peu près n'importe quand entre le dix-neuvième et le vingtième siècle. La condition des artistes fauchés n'ayant finalement pas beaucoup évolué au fil des siècles, cela ne présente aucun inconvénient.

Dans les deux premiers actes, Tandberg soutient gaillardement le dispositif comique: c'est drôle, allègre, enlevé. Les quatre artistes et leur petit monde, leur insouciance et leur désordre, sont idéalement mis en lumière, l'univers glissant dans le deuxième acte, quand Mimi et les artistes sortent en ville, dans la fantaisie et le surréalisme, le tout dans un joyeux chaos. Par certains aspects, on a presque l'impression d'être devant une bonne mise en scène d'Offenbach, à ceci près que chez Offenbach, l'humour vient du burlesque et de l'absurdité des situations. Ici, il s'agit de présenter de manière visuelle l'état d'esprit d'une bande d'artistes insouciants, pauvres mais pourtant heureux, s'amusant du peu qu'ils ont et du monde qui les entoure : représenter de manière visuelle un état d'esprit et une condition, cette vie de bohème un peu fantasmée dont il est donc question. Cette partie comique crée aussi une connivence entre les spectateurs et les personnages, la salle et moi-même rions avec eux de bon coeur.

Dans les deux derniers actes, l'aspect surréaliste de l'univers ainsi que le désordre de la scène se maintiennent, mais prennent un sens différent alors que l'intrigue devient plus sombre : le caractère surréaliste du monde qui entoure les personnages devient le signe de leur décalage, leur isolement par rapport à la société, dont ils sont privés des conforts. Le chaos du décor, joyeux désordre et signe d'insouciance dans les moments heureux, devient soudain désolation et dénuement, alors que les artistes sont brutalement confrontés aux limites matérielles de leur insouciante vie de bohème quand l'un des leurs tombe à terre.

J'ai beaucoup aimé la mise en scène de Tandberg, qui accompagne à merveille le livret et la musique, et qui bénéficie aussi d'un excellent travail sur le décor (Erlend Birkeland) et les lumières, sans effets superflus, sans clichés en toc. Tout passe bien, quand bien même Ole Anders Tandberg offre une vision original de l'oeuvre. Plutôt qu'une banale représentation romantique de la vie d'artiste à Paris, il prend le risque d'un glissement progressif  dans le surréalisme, introduit des éléments de burlesque tout en parvenant à tenir les rênes d'une tragédie. Il utilise le chaos comme élément de mise en scène, mais son désordre est raisonné, motivé, et vient parfaitement soutenir l'oeuvre sans jamais perdre le spectateur. Le décor, et l'utilisation qu'il en fait, s'autorisent des audaces payantes : un rideau de théâtre au fond de la scène s'ouvre parfois révélant un extérieur fait de trois gros sapins blancs ridicules sur lesquels la neige tombe ; une simple porte et son encadrement apparaît parfois à l'arrière de la scène. Loin d'être un artifice inutile, tout vient compléter l'univers léger, surréaliste dans lequel s'égaient ou pleurent les personnages, et lui sert à établir de fortes métaphores visuelles (l'image de la porte puis les rideaux se fermant lentement l'un après l'autre sur les dernières mesures, pendant que tous pleurent Mimi, est absolument poignante).

Chose merveilleuse à l'opéra, on ressent immédiatement une vraie empathie pour les personnages, une tendresse, une complicité. De par le génie de Puccini et de ses librettistes, de Tandberg et de ses équipes, des interprètes, La Bohème parvient à charmer le spectateur : oui, dans le premier duo entre Rodolfo et Mimi, on tombe amoureux et on se met en couple en 5 minutes, mais cela nous semble merveilleusement juste et logique.

Tout compris


En règle général, le but d'une critique est de présenter avec nuance les forces et faiblesses du sujet. La tâche est ici différente, puisqu'il s'agit de communiquer et surtout justifier mon enthousiasme sans bornes, car le metteur en scène, la distribution, le chef et l'orchestre, et tous ceux impliqués dans cette production, méritent vraiment un bel hommage.

J'ai eu beau chercher, je ne trouve strictement rien de négatif que je puisse dire. C'est une production excellente sous tous ses aspects, que je recommande absolument : vous qui lisez ces lignes, dépêchez-vous de prendre vos billets, vous y perdriez vraiment à passer à côté de cette Bohème.


Swann