Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand
Direction :
Lionel Bringuier – Harmonica de verre : Christa Schönfeldinger
Tonhalle
Orchester
Tonhalle
Zürich, 16 mars 2016
Un petit
billet pour parler de la représentation de l’Armonica pour orchestre de Jörg Widmann, qui porte cette saison le
titre de Creative Chair à la
Tonhalle. En tant que compositeur (il fut l’élève de Wolfgang Rihm, dont nous
reparlerons bientôt) ou interprète (Widmann est un clarinettiste de renom), il
occupe une place de choix dans la programmation de la Tonhalle cette saison,
mais je dus attendre jusqu’à la semaine dernière pour être confronté à sa
musique. Armonica, crée par Pierre
Boulez en 2007, fait appel à un orchestre classique mais aussi à deux éléments
plus rares dans le répertoire classique : un accordéon, et un harmonica de
verre, instrument à l’histoire délicieusement cocasse.
L’harmonica
de verre fut inventé par Benjamin Franklin, avant qu’il invente les lunettes à
double-foyer, mais après l’invention du paratonnerre. Le principe de
l’instrument est simple, faire chanter le verre comme on le ferait en passant
un doigt mouillé sur le bord d’un verre, mais il le fait entrer dans la phase
industrielle en montant 37 cylindres de verre de tailles différentes sur un axe
horizontal, entrainé par une pédale. Une version musicale de la machine Singer,
si l’on veut. L’instrument devint vite populaire et de nombreux compositeur écrivirent
des œuvres pour harmonica, dont Mozart et Beethoven. De manière plus anecdotique,
l’instrument fut aussi utilisé par Franz-Anton Mesmer pour des séances de
traitement par « magnétisme animal » de diverses maladies, avec des
résultats on l’imagine assez mitigés. L’instrument passe cependant vite de
mode, l’effet de nouveauté se perdant, et l’instrument n’étant pas assez
puissant pour être joué dans de grandes salles. Contribuant dans une moindre
mesure à son déclin, des rumeurs en Allemagne attribuaient à l’harmonica de
verre tout une collection de problèmes : le son fait hurler les bêtes,
provoque des accouchements précoces, et rend fous (ou dépressifs, selon les
versions) interprètes et spectateurs.
Indéniablement,
l’instrument ne dégage pas un grand volume sonore (il était amplifié pour la
représentation), et le son est très particulier : une vibration obsédante,
éthérée, un son cristallin à mi-chemin entre l’accordéon et l’orgue. Néanmoins,
outre la hauteur des notes, la vitesse de rotation des cylindres et le toucher
sur le verre permettent de produire une grande variété de sons et de nuances différents.
Je partais avec un a priori négatif, la dernière fois que j’avais entendu
chanter du verre, c’était dans une mise en scène des Noces de Figaro calamiteuse par Christoph Marthaler. Mais j’ai
écouté Armonica avec beaucoup
d’intérêt et de plaisir.
Armonica n’est pas un concerto, il n’y a pas de
dialogue entre l’harmonica et l’orchestre. Au contraire, Widmann s’est
concentré sur le caractère singulier des sonorités de l’harmonica, et a fait de
l’orchestre un prolongement de ces sonorités. L’usage de l’accordéon est
remarquablement intelligent, formant un liant entre la sonorité de l’harmonica
et celles de l’orchestre. Le résultat d’ensemble est une construction
fascinante, un son totalement inconnu et étranger. Un son qui se développe de
l’harmonica et passe aux autres instruments, sans qu’on ne soit jamais
immédiatement sûr de quels instruments il provient. Certes, on reconnait un
instant les cuivres, le son facilement reconnaissable des percussions, timbales
et triangles, quelques notes de piano ici et là, mais le son reste le plus
souvent insaisissable, passant d’un pupitre à un autre avec une fluidité
étonnante. On croit entendre quelqu’un chanter, quand il n’y a pas un choriste
en vue. C’est une merveilleuse illusion musicale.
C’est la
grande réussite de Widmann avec Armonica,
bâtir une œuvre classique avec un orchestre classique, mais sur une sonorité
entièrement différente, nouvelle. C’est donc une jolie composition, avec un
travail extrêmement intéressant sur les sonorités, qui ne déçoit que très
légèrement par son caractère purement technique : Widmann cherche à bâtir
des sonorités nouvelles, des ambiances sonores spécifiques, ce qu’il réussit
très bien : le rythme lent, les sons insaisissables et éthérés, créent une
ambiance sombre, un peu inquiétante, tendue, mais le travail semble s’arrêter
là.
Il manque
un sentiment de progression à la partition. On semble enchaîner des motifs, des
thèmes, très réussis, certes, mais on a le sentiment de voir les segments d’une
bande-son de film, chaque segment collant à une scène précise, plutôt qu’un
ensemble ayant sa propre cohérence et tension interne. En revanche, Armonica ferait une excellente bonne
bande-son adossée à un film à suspense un peu sophistiqué.
Il n’est
donc pas surprenant qu’Armonica m’a
très vite fait penser à la musique d’un tel film, à savoir la partition
d’Howard Shore pour The Game de David
Fincher, film pour lequel la bande-son fait d’ailleurs énormément. On y
retrouve les mêmes atmosphères graves, inquiétantes, avec quelques grappes de
notes cristallines. Et dans une moindre mesure, j’y ai trouvé quelques
similitudes avec certains segments d’une autre musique de film, la bande-son de
Danny Elfman pour Mission :
Impossible de Brian De Palma.
Mais s’il
manque donc peut-être un petit supplément d’âme à Armonica, l’interprétation par l’orchestre de la Tonhalle
fournissait une plaisante introduction à l’œuvre de Jörg Widmann.
Semi-opéra en cinq actes d'Henry Purcell, livret de John Dryden (1691)
Direction : Laurence Cummings - Mise en scène : Herbert Fritsch
Opernhaus Zürich, 1 mars 2016
Crédit photo : Hans Jörg Michel - Opernhaus Zürich
En un mot : une hideuse cuistrerie
Au cours de mes dernières sorties, on pouvait suivre une
sorte de fil rouge reliant les derniers spectacles : l'équilibre entre ancien
et nouveau, que ce soit pour le ballet (leLac des cygnes)
ou bien pour l'opéra (la relecture par Müller de Hamlet dansHamletmaschine).Il
s'agit de trouver le bon dosage de modernité à injecter pour que l’oeuvre ne soit
pas trop hermétique, sans toutefois la dénaturer. Il faut savoir quand
s’écarter des règles classiques. Pour King Arthur, Herbert Fritsch a décidé de se
passer de la règle de bienséance qui impose que les batailles aient lieu
hors-scène : chez Fritsch, le massacre, c’est sur scène, du début à la
fin.
Je suis parti avant l’entracte après une grosse heure,
et n’ai donc vu que le premiers tiers de la production, mais ce que j’ai vu
atteignait de telles abysses de nullité qu’on peut sans mal extrapoler aux deux
tiers restants.
Un semi-opéra
King Arthur est un semi-opéra (ou
« mask » en anglais), genre baroque typique de l’Angleterre du XVIIé
siècle. Le semi-opéra s’est développé à la réouverture des théâtres après la
restauration, et est conçu comme une pièce de théâtre standard, agrémentée
cependant de segments incluant musique, chants, danse. Ces segments sont en
général distincts de l’intrigue centrale, les personnages principaux n’ayant
que des scènes parlées. On trouve des exemples similaires en France à la même
époque, avec le genre de la comédie-ballet, par exemple Monsieur de Pourceaugnac de Molière et Lully. Les scènes parlées
font régulièrement place à un segment musical, les segments musicaux ayant un
lien plus (la première scène du deuxième acte) ou moins (le chœur des bergers)
fort avec le reste de l’intrigue. C’est un « restoration
spectacular », une pièce à machine, du grand spectacle typique de l’époque
baroque, il faut des effets, de l’action, des décors, de la musique et de la
danse, le livret n’est finalement qu’un élément, et pas le plus important.
L’intrigue est donc fort simple : le roi Arthur
cherche à retrouver sa fiancée Emmeline, enlevée par le roi saxon Oswald. Elle
comporte cependant un grand nombre de complications et digressions
diverses : on y trouve des rois, des chevaliers, des magiciens, des
barbares, des bergers, des sortilèges, des forêts enchantées et des jeunes filles, l’influence
shakespearienne est sensible. Néanmoins, n’est pas Shakespeare qui veut, et le
livret de John Dryden n’est, en regard de la partition de Purcell, pas le clou
du spectacle, et les passages parlés ne présentent sur le papier que peu
d’intérêt.
La partition est une très belle partition baroque, un
vrai plaisir à écouter : les airs sont vifs et délicats, et Purcell n’a
pas dédaigné l’orchestre qui jouit de très jolies segments finement arrangés.
On a peu l’occasion d’entendre en concert la sonorité si particulière de la
musique baroque, on ne pouvait que se réjouir de pouvoir profiter d’une si
belle partition jouée par l’orchestre baroque La Scintilla, sous la direction
de Laurence Cummings. L’orchestre est très bon, et très à son aise avec la
partition, la direction de Laurence Cummings est irréprochable. Le contraste
avec l’enregistrement du choeur Monteverdi dirigé par John Eliot Gardiner (que je recommande d’ailleurs) est
notable, Cummings choisit une approche plus moderne, moins purement baroque de la partition, sans
cependant lui nuire. De fait, quand l’orchestre commence à jouer, l’ouverture
est un véritable régal ! Ce fut le meilleur moment de la soirée, puisque
juste après, le rideau se lève.
Gueule de bois
Il va de soi que le baroque est un genre difficile à
mettre en scène, tout simplement parce que dans cette forme mi- parlée, mi- chantée,
les passages sans musique sont d’un intérêt limité. D’ailleurs, le semi-opéra n’est
pas resté populaire longtemps, et a très vite décliné lors de l’introduction en
Angleterre de l’opéra italien, qui se dispense justement des passages parlés. Il
y a donc pour les metteurs en scène une équation difficile à résoudre :
comment mettre en scène une œuvre inintéressante à 50% ? L’opéra baroque
est donc un filtre intéressant : il faut un grand talent pour trouver une esthétique
et une cohérence suffisant à tendre l’intégralité de l’œuvre. Seuls les plus inspirés
y parviennent, quand dans la majorité des cas, on s’ennuie en dehors des scènes
chantées.
Comment mettre en scène King Arthur donc ? Il y a
comme souvent deux pistes possibles : mettre en scène l’œuvre telle qu’elle
a été écrite, essayer malgré les limitations d’un format daté de présenter l’œuvre
le mieux possible au public d'aujourd'hui. Ou bien en trouver une vision alternative, en dériver une
autre lecture ce qui équivaut à prendre le contrepied de l’œuvre. Bien entendu,
cette deuxième option est plus risquée, et réclame une véritable vision,
réfléchie, intelligente, intelligible et tout de même cohérente avec l’œuvre de
départ, au risque de voir la tentative se transformer en échec spectaculaire.
Malheureusement, il semble qu’une école remarquablement
conséquente de metteurs en scène (Kucej, Marthaler) considère que le génie nécessite
de prendre systématiquement le contrepied des œuvres, sans considérer qu’une
vision ou une quelconque cohérence soit nécessaire. Fritsch est de ceux-là.
On reconnaitra un seul mérite à Herbert Fritsch :
il va au plus simple, en faisant l’exact opposé de ce que l’œuvre demanderait,
sans se poser de questions. L’opéra baroque est-il connu pour ses décors, ses
costumes, ses scènes de ballet ? Les costumes sont délibérément d’une
laideur à hurler, renforcés par des perruques et des maquillages immondes. Le
décor est une simple toile sur laquelle est projeté un motif type kaléidoscope bigarré
à tendance verdâtre, on croirait un économiseur d’écran de Windows 98, et
Fritsch pousse la cuistrerie à se créditer pour le « décor ». Quant
au ballet, on laisse un pauvre type se rouler par terre. C’est, visuellement,
extrêmement déplaisant.
Pour le reste, Fritsch transforme le drame épique du
livret de Dryden en une farce absolument incohérente : les scènes parlées
ont été librement traduites en allemand (et, ami francophone, ce n’est pas
sous-titré) dans un style relativement vulgaire, avec des ajouts soit pour
rendre les personnages ridicules, soit pour montrer que les personnages se balancent
complètement de l’histoire. La mise en scène en rajoute dans le caractère "humoristique", niveau collège : ainsi, Merlin est une femme à barbe. Emmeline, personnage décrit
comme aveugle, est une source de gags apparemment inépuisable, en
général, elle cherche son chemin avec ses mains et finit par s’agripper aux
seins de sa servante. Badam-bam ! Autre gag désopilant, Grimbald, un
esprit servant les Saxons, est mis en scène comme une grande folle peureuse
avec une petite voix suraigüe, qui, de plus, a très mauvaise haleine, c’est
normal, il a des cornes de bouc sur la tête. On ne peut que saluer l’inventivité
d’Herbert Fritsch, car beaucoup d’autres metteurs en scène n’auraient pas vu
tout le potentiel comique offert par les handicapés et les homosexuels. Et l’échec
d’Herbert Fritsch à faire de King Arthur
une farce réussie est d’autant plus criant que la légende arthurienne a
pourtant inspiré des relectures comiques réussies, ne serait-ce que Sacré Graal ! ou bien tout bêtement
la série Kaamelott (où l’on se marre tout
de même plus en un épisode de 3 minutes qu’en une heure avec Herbert Fritsch).
De manière générale, la mise en scène donne l’impression
de vouloir être un pastiche, mais un pastiche réalisé par une bande d’étudiants
complètement ivres, ayant piqué les costumes les plus hideux du club théâtre de
l’université. Il n’y a aucune vision, et prendre le contrepied se résume à
faire tout mal.
Il y a donc un déni d’esthétique, une absence de
vision, et la mise en scène n’est même pas cohérente. Les clowneries en allemand
des scènes parlés jurent complètement avec les airs (à vrai dire, traduire les
scènes parlés en allemand crée déjà un contraste pour moi dommageable avec les
airs en anglais ancien) : c’est difficile de passer d’un dialogue digne de
la Tour Montparnasse infernale à des airs graves, solennels et majestueux
tels que « Woden, first to thee » et « Brave souls, to be renown’d
in story » qui accompagnent la scène du sacrifice. Même si les pitreries
de Fritsch étaient un peu drôles, elles sont d’une telle incohérence avec le
sérieux et plus largement le style des airs, que le projet de Fritsch était
voué à l’échec, qui montre ainsi n'avoir rien compris à son sujet.
Enfin, j’avais reproché à Marthaler de nuire à la
musique dans Il Viaggio a Reims en
étouffant la partition par ses excentricités hors-sujet, mais Fritsch sabote de
manière beaucoup directe le travail des musiciens et des chanteurs : ce n’est
souvent pas très beau à entendre, mais comment pourrait-il en être autrement
alors que le chœur et les chanteurs doivent, pendant qu’ils chantent, sauter, s’agenouiller
et se relever, se contorsionner à droite et à gauche. On a déjà évoqué le
personnage de Grimbald, baryton contraint de s’exprimer avec une voix suraigüe
durant les scènes parlées : je doute qu’Hubert Wild, qui interprète le
rôle, puisse déployer tout son talent après s’être étranglé dans les aigus un quart
d’heure durant. Je l’ai évoqué aussi, je n’ai que des louanges pour l’orchestre
et pour Laurence Cummings (mon seul reproche est qu’ils aient accepté le
traitement que réserve Fritsch à la musique). Mais, hélas, comment peut-on
profiter de la musique quand le chœur, à brule-pourpoint, se met à hennir (pour
signifier le sacrifice des chevaux par les Saxons) ou à bêler (lors de la scène
pastorale) par dessus l’orchestre. Enfin, les costumes des soldats font du
bruit à chaque pas, et Fritsch ne se prive pas de les faire se balader au nez
et à la barbe de Cummings, recouvrant la musique d’un amas de cliquètement
métalliques.
Il faut aussi admettre que la distribution est assez
inégale : si Mélissa Petit, affligée d’un costume particulièrement hideux,
est une très bonne Philidel, certains autres rôles étaient techniquement très juste,
avec dans quelques cas des fausses notes claires.
Un contresens, un non-sens
Finalement, après King
Arthur, je me découvre une demi-once d’estime pour Christoph Marthaler :
il a au moins le mérite d’être prétentieux, de croire que ce qu’il a quelque chose à
dire d’important, et qu’il peut donc se permettre de nous le dire au détriment
de l’œuvre qu’il est censé mettre en scène. Fritsch n’a lui aucune ambition, à
chaque étape, à chaque question de mise en scène, il fait au plus bête, du
moment que ça prend le contrepied, avec des blagues de carabins avinés.
Il y a aussi une incompréhension de l’œuvre, et de ce
qu’est l’opéra baroque, qui résulte donc sur un monstre bancal et désarticulé,
sans cohérence aucune. Ironiquement, il n’a pas non plus tiré la leçon du
déclin du semi-opéra, à savoir que ce qui importait au public, ce n’était pas
les clowneries diverses du metteur en scène et du librettiste, mais la musique,
pour laquelle il ne montre justement aucun respect.
On pourra me reprocher de descendre en flammes King Arthur sans avoir vu même la moitié
de la représentation. J’ai deux choses à répondre à cela. En premier lieu,
regardez la bande-annonce : vous parviendrez aux mêmes conclusions que moi
en 3 minutes, j’y ai passé une heure et quart. Deuxièmement, j’arguerais de ma
condition de blogueur, qui se distingue du métier de journaliste : le journaliste,
lui, est payé pour rester jusqu’à la fin, le pauvre. En tant que blogueur, j’avais
déjà payé ma place, je n’allais pas en plus prolonger mes souffrances deux
heures de plus. Il y a certains sacrifices qu’on ne peut pas exiger d’un
blogueur.