Ballet de Christian Spuck, d'après la pièce de théâtre inachevée (1837) de Georg Büchner (2011)
Musique de Martin Donner, Philip Glass, Gyorgy Kurtag et Alfred Schnittke
Direction : Michael Zlabinger
Opernhaus Zürich, 20 avril 2016
Marie et Woyzeck - Crédit photo : Judith Schlosser - Ballet Zürich |
En un mot : un très bon ballet, un meilleur Wozzeck
Le
programme de la saison révèle une confrontation assez cocasse : d’une
part, la nouvelle production du Wozzeck
de Berg qui nous avait laissé franchement froids, par le régisseur de
l’Opernhaus, Andreas Homoki, de l’autre, la reprise du ballet Woyzeck de Christian Spuck, directeur du
Ballet de l’Opernhaus, un ballet créé en 2011 par le Ballet national de Norvège.
Deux adaptations de la même pièce inachevée de Büchner, deux formes, opéra et
ballet, pour raconter la même histoire. Quel camp parviendrait à mieux nous
faire vivre les malheurs de ce pauvre soldat autrichien ?
Suicide social
Christian Spuck
tire un argument légèrement différent de Berg pour son opéra, même si les
grandes lignes restent identiques. Woyzeck, simple soldat, vit avec Marie, une
ancienne prostituée avec qui il a eu un enfant. Le pays est en paix, et Woyzeck
n’est pas un soldat très apte aux exercices et maneuvres qui occupent la troupe
à la garnison, et se fait rosser par les autres soldats. Son travail ne lui
apporte ni position sociale, ni une solde suffisante pour faire vivre Marie et
son fils, il se prête donc moyennement finances aux expériences qui le minent
d’un docteur peu scrupuleux. Marie rêve d’une autre vie, d’une meilleure vie,
de se sentir plus que la femme d’un pauvre soldat comme Woyzeck, et se laisse
séduire par l’avenant tambour-major, qui bat Woyzeck quand il est confronté à lui,
après avoir découvert l’adultère. Woyzeck tue Marie, puis ivre, va danser à la
taverne. Quand l’ivresse se dissipe, elle laisse Woyzeck face à son crime, et
au corps sans vie de Marie.
Spuck met
en avant, plus que Berg, le volet social de l’histoire, en montrant clairement
un Woyzeck marginalisé, d’une part par la société, de nombreux tableaux
incluant des couples bourgeois dansant en ignorant totalement Woyzeck, d’autre
part par ses pairs, car si Woyzeck n’est ni mauvais, ni paresseux, il ne fait pas
un bon soldat et est ostracisé par ses pairs. C’est un homme qui ne jouit
d’aucun crédit, que le médecin considère même moins comme un homme que comme un
rat de laboratoire. Il n’a finalement, que Marie et leur fils, qui tous les
deux s’éloignent de lui au cours du ballet, alors que les expériences du
docteur l’affectent de plus en plus. Marie, elle, espère encore être autre
chose que le pendant féminin d’un Woyzeck coupé de la société, même si le
tambour-major aux charmes duquel elle succombe n’offre pas de réelle solution,
et ne considère Marie que comme un plaisir temporaire. Spuck épure aussi la
conclusion de la tragédie : plutôt que de conclure avec la mort de Wozzeck
comme chez Berg, le rideau tombe quand Woyzeck, qui avait si peu, réalise qu’en
ayant tué Marie, il n’a désormais, et par sa propre faute, plus rien, une
tragédie personnelle en un sens pire que la mort.
Objectivité / Subjectivité
La première
partie du ballet, qui campe le cadre de l’intrigue, caractérise les personnages
par d’intéressants contrastes entre les styles de danse : grâce et
légèreté pour Marie, pas fermes et raides pour le colonel, souples et fuyants
pour le docteur, mouvements complexes, élégants et précis pour le
tambour-major. Quant à Woyzeck, ses gestes sont une complication des mouvements
des autres soldats, les mouvements simples et élégants du corps de ballet
représentant la soldatesque deviennent des moulinets dans lesquels Woyzeck se
perd, et qui le mettent à contretemps du reste de la troupe. La différence est
claire, les personnages ont tous une élégance de mouvement à l’exception de
Woyzeck, pantin désarticulé, désordonnée, sans cohérence, qui essaye sans succès
d’imiter ses contemporains mais ne parvient pas à s’intégrer. Si visuellement, Spuck
utilise avec intelligence des différences parfois minimes, parfois plus
évidentes dans les styles des pas de chaque danseur pour camper ses
personnages, la première partie qui sert d’exposition est un peu longue et
répétitive, surtout dans le cas de Woyzeck pour qui le trait est assez gros. On
assiste en quelques sorties à une série de vignettes pour montrer les
différentes personnalités qui composent la pièce, certes bien conçues, mais qui
manquent de liant. Cela change quand les fils de l’intrigue commencent à se
nouer. Sous la tension, Woyzeck gagne une intensité, une cohérence qui font
défaut au début, et qui lui donnent, enfin une élégance.
Il y a une
réelle division en deux parties du ballet : la première partie est
« objective », démonstrative, nous présente les personnages, leur
environnement, leurs interactions. Et puis, à un moment, à force d’humiliations
et de mauvais traitements, Woyzeck perd pied et la tragédie se met en marche.
On entre alors dans une représentation « subjective », Spuck nous
montre désormais le monde tel que le voit ou le ressent Woyzeck, tantôt
hostile, tantôt grotesque… Dans certains
tableaux, on a plus l’impression de voir non pas le réel, mais les cauchemars
de Woyzeck. A partir de ce point, les caractères de ses personnages enfin
dessinés, Spuck resserre sa chorégraphie qui devient beaucoup plus vive et
élégante et captive vraiment notre attention jusqu’à la conclusion.
La deuxième
confrontation de Woyzeck au Docteur en est un exemple frappant du
contraste entre les deux parties : la première confrontation est purement
descriptive, Woyzeck se laisse faire des injections pour le Docteur qui le
mettent au plus mal, contre rémunération. La deuxième confrontation est
nerveuse, tendue, chaotique, montrant un Woyzeck tourmenté, harcelé par le
Docteur et ses assistants qui le tirent de droite à gauche, le portent d’une
table à une autre, sans ne lui laisser ni répit ni échappatoire. C’est à n’en
pas douter l’un des temps forts du ballet, mais toutes les autres scènes de la
deuxième partie du ballet sont électrisées par cette tension dramatique. Dans
le pas de deux entre Marie et le tambour-jour, on est frappé par le contraste
entre l’abandon désespéré de Marie entre les bras du tambour-major, et les
mouvements froids et précis de celui-ci.
La tension
culmine fatalement dans le dernier pas de deux entre Woyzeck et Marie et
l’assassinat de celle-ci. Spuck renonce là aux accessoires, à l’hémoglobine de
synthèses, aux effets visuels, si ce n’est une colonne de fines gouttelettes
d’eau tombant du haut de la scène dans une colonne de lumière blanche blafarde,
formant des marques sombre sur la robe de Marie. Les derniers instants de
tendresse, empreints d’une profonde mélancolie, laissent brutalement place au
meurtre, une scène extrêmement intense, brutale, qui laisse sans souffle sur
son fauteuil. Le corps sans vie de Marie reste sous la bruine dans son halo
blafarde, quand Woyzeck se saoule dans l’auberge, à l’autre bout de la scène,
dans une lumière mordorée. Woyzeck dessaoule, l’auberge disparait dans l’ombre,
et seul reste Woyzeck et le corps trempé de Marie dans un cercle de lumière
blanche.
Catharsis
Il ne faut
pas réfléchir bien longtemps pour déterminer que le Woyzeck de Spuck est une bien meilleure adaptation de Büchner que
le Wozzeck d’Homoki. Woyzeck est une tragédie, elle doit
avoir une dimension cathartique, c’est-à-dire qu’elle doit susciter chez les
spectateurs des passions et des émotions violentes, pour les purger de leurs
pulsions excessives. Christian Spuck y parvient : la scène du meurtre en
particulier, pour n’en retenir qu’une, prend vraiment aux tripes. Et il parvient
à nous faire voir, à nous faire vivre ce que ressent Woyzeck. A l’inverse, le Wozzeck d’Homoki n’inspirait que deux
sentiments : de l’ennui pendant, du soulagement à la fin. Une catharsis
relativement limitée donc.
Christian
Spuck démontre ainsi qu’il est possible de bien, voire très bien raconter une
histoire complexe par la danse (à comparer avec le Lac des Cygnes ennuyeux à mourir, qui met le même temps à nous
raconter un conte pour enfant).
Malgré
toute l’intelligence du chorégraphe, qui transpose Büchner de manière
remarquable, Woyzeck ne tiendrait
sans la grande qualité de ses interprètes. Ce soir-là, Dominik Slavkovský
tenait le rôle de Woyzeck et forçait l’admiration. Dans un rôle très physique
dans lequel le danseur est quasi-constamment sur scène, il incarne les
différentes évolutions de Woyzeck à la perfection : grand dadais
maladroit, clown triste involontaire, victime, amoureux blessé, mais conservant
à son personnage toujours le même côté chien fou. Juliette Brunner est
excellente dans le rôle de Marie, avec une grâce triste, fragile. Dans les
autres rôles, on retient l’interprétation du Docteur par Matthew Knight, qui
compose un personnage apparemment bienveillant mais souple, fuyant, finalement
inquiétant.
Vainqueur par K.O.
Il n’y a de
que de bien petits bémols à mettre à ce ballet : quelques longueurs dans
la première partie, une musique qui ne laisse absolument aucune impression.
Pour le reste, Woyzeck est une
réussite sur de nombreux plans. Sur le plan esthétique, la chorégraphie, les
pas sont beaux, et très bien interprétés. Et chose plus rare, la chorégraphie
est un succès sur le plan dramatique : Woyzeck
par Spuck ne se contente pas de s’inspirer de Woyzeck par Büchner, il donne vie à la tragédie de Büchner, et le
fait mieux que d’autres avec pourtant une plus large palette d’expression. Dans la bataille des Woyzeck entre l'opéra de Zürich et le ballet de Zürich, le ballet l'emporte, sans discussion.
Swann