Opéra en
1 acte de Richard Strauss, sur un livret d’Hugo von Hofmannsthal (1909)
Direction : Lothar Koenigs– Mise en scène : Martin Kusej
Opernhaus Zürich, 3 Juillet 2015
L’Opernhaus
reprenant Elektra à la rentrée, je me sens une sorte d’obligation morale de
publier cette critique pour qui la trouvera : le public gagnerait à savoir
à l’avance ce dont il en retourne. Voici donc une bouteille à la mer, qui j’espère
atteindra quelques amateurs d’opéra zurichois avant qu’ils ne prennent leur
billet.
Changeant de lieu
et d’époque, passons donc de Verdi à l’opéra allemand du début du vingtième siècle
avec Elektra, œuvre proprement singulière. Singulière tout d’abord
par son livret : il se base non pas sur la tragédie antique de Sophocle,
mais sur une réécriture moderne de la pièce, initialement pour le théâtre, par
Hugo von Hofmannsthal, avec qui Strauss travaillera à de multiples reprises par
la suite. Le livret se caractérise avant pour son inhabituelle richesse et sa
complexité, ainsi que par sa violence et sa profonde noirceur, tant dans la violence
des relations entre les personnages, la haine et l’obsession d’Electre
approchant de la folie, que dans la violence de son dénouement (même pour les
Atrides, pourtant coutumiers des bains de sang) : un massacre, une purge
politique. Une lecture moins sage, plus radicale que celle faite par Sophocle
de cette page de la mythologie grecque. Radical aussi sur la forme, les règles
de l’unité de temps et de lieu étant rarement appliquées aussi rigoureusement :
une cour du palais pour unique cadre, et une histoire se déroulant sur deux
heures, sans aucune ellipse ou pause.
Oeuvre singulière
ensuite sur le plan musical, Elektra étant doté d’une partition très complexe,
très moderne pour son temps, nécessitant un large orchestre. Le rôle-titre est
aussi l’un des plus exigeants pour une soprano lyrique : le personnage
d’Electre est le pivot de la pièce et doit interpréter une partition difficile,
sans jamais sembler bénéficier de plus de 5 minutes entre deux airs, et restant
sur scène une très grande partie du temps, durant les presque 2 heures que dure
l’œuvre, sans entracte. Ainsi donc, tant du point de vue musical que de celui
de la dramaturgie, Elektra en tant qu’œuvre m’a énormément intéressé.
Festen
Mais résumons en
quelques mots le livret, pour ceux n’étant pas au fait des complexes problèmes
de famille de la noblesse grecque. L’action se passe donc dans la Grèce
antique, chez les Atrides, la plus célèbre famille dysfonctionnelle de la
mythologie grecque. Electre, comme chaque jour, vient dans la cour du palais de
Mycènes pleurer la mort de son père, Agamemnon, roi de Mycènes, assassiné par
sa femme, Clytemnestre avec l’aide de son amant (et selon certaines sources bien
documentées cousin) Egisthe, et attend le retour de son frère, Oreste, qui
viendra venger son père. Face à sa sœur Chrysothémis, l’enfant sage, Electre s’isole,
stoïque, intraitable, à pleurer son père et ne veut aucun repos tant que le meurtre
n’aura été vengé. L’opéra consiste en une succession de confrontations entre
Electre et chacun des autres personnages, jusqu’à l’arrivée d’Oreste vengeur,
qui assassinera d’abord Clytemnestre, puis son amant Egisthe, et qui enfin,
avec ses partisans, massacrera les soutiens du couple régicide. L’opéra se
termine alors que le massacre se poursuit, et qu’Electre, exultant, meurt
soudainement, finalement consumée par sa vengeance.
Electre & Evelyn Herlitzius, seules
Pour l’aspect
musical, on ne pouvait que se réjouir de voir le rôle principal incarné par Evelyn
Herlitzius, largement considérée comme l’une des meilleures interprètes
contemporaines du rôle. Elle parvient à exprimer à la fois la violence des
sentiments d’Electre, mais aussi la fragilité d’un personnage porté au bord de
la folie par son obsession. Capable d’une puissance toujours maîtrisée quand
nécessaire, elle chante aussi avec une grande délicatesse les passages plus
calmes de sa partition, et son interprétation parvient à habiter le personnage
et ses émotions. Evelyn Herlitzius est de plus tout à fait bien servie par la Philharmonie
de Zürich, sous la direction de Lothar Koenigs. S’il ne s’était donc agi que
d’une version concert d’Elektra, avec seulement Electre et l’orchestre, il y
avait déjà de quoi passer une excellente soirée musicale. Pour être franc, la
mise en scène de Martin Kusej apporte un argument de poids en faveur d’une
version concert, sans mise en scène, sans surtout Martin Kusej.
Consternation
La mise en scène
est moderne, même si elle est plus atemporelle qu’autre chose : le décor
est un long corridor tout en profondeur, et donc absolument inutilisé, sur le
sol duquel des tapis gris sont empilés un peu au hasard, formant ici et là de
petits monticules. C’est plutôt laid. Les costumes sont tout ce qu’il y a de
plus banals.
Dès le lever de
rideau, on sent rapidement que cela ne va pas être très bon : la première
scène sert d’exposition, et voit des servantes expliquer la situation
d’Electre. Ce faisant, les servantes s’habillent, entreprenant allègrement de
s’habiller en putes (je choisis le mot à dessein) : bas-résilles, porte-jarretelles,
cuir, menottes, martinet… Tout cela se fait sans doute un peu au détriment de
la partition, la prestation de chaque servante allant de marginalement passable
à franchement très mauvais. On travestit aussi un homme en soubrette, ça ne
sert à rien mais ça choque pour pas cher. Du moins, l’un des axiomes de la mise
en scène est posé dès l’exposition : on ne reculera pas devant un peu de
vulgarité gratuite dès l'entrée. Devant cette débauche de clins d’œil SM ringards, le
spectateur s’inquiète : on va sans doute trouver le temps long si la seule
idée du metteur en scène est de nous dire que la maison des Atrides, c’est un
bordel. Mais non, Kusej restera consistant tout au long de l’opéra : sa
mise en scène ne sera qu’une pénible succession de vignettes en fond sans rapport
aucun avec le livret ou l’action.
Seule Evelyn
Herlitzius semble épargnée par la mise en scène, puisqu’elle semble plus ou
moins livrée à elle-même, se dont elle se tire très bien, merci pour elle, avec
pour seule consigne d’ouvrir de gros yeux écarquillés du début à la fin. Que le
personnage principal reçoive aussi peu d’attention de la part du metteur en
scène donne une idée du niveau, toute l’attention de Martin Kusej semblant
dévouée à une série de scènettes sans aucun lien entre elles ni avec le récit
qui se déroule derrière Electre. Nous avons donc droit à quelques rafraichissantes
créations telles que « la minute Rio » (2 minutes de danse par une
troupe de danseurs de carnaval brésilien, plumes, ailes et bikini), « le
chœur imite des trisomiques » (5 très longues minutes de gaudriole), « le
chœur tout nu » : décidément, ce soir, Martin veut choquer le
bourgeois ! Pas d’esclandre cependant, car ils ne sont pas vraiment tout nus,
camouflant leur pudeur derrière des sous-vêtements couleur chair qui ajoutent
au ridicule de la situation. C’est affligeant.
En dehors
d’Electre, les seconds rôles féminins sont curieusement maltraités, quand les
rôles masculins (à l’exception d’un Egisthe bien caricatural et pas très bon)
sont tous très bien interprétés : Hanna Schwarz, dans le rôle de
Clytemnestre, toussote ses airs d’une voix sans souffle, blanche (elle semblait
malade ce soir-là). Si Emily Magee se débrouille mieux de son rôle de Chrysothémis,
c’est une interprétation sans charme et dénuée d’émotion. Le personnage est
pourtant intéressant, un double opposé d’Electre, qui refuse la vengeance aussi
fortement que sa sœur l’appelle de ses vœux, et qui refuse de laisser
l’obsession destructrice d’Electre la priver de la vie qui devrait être la
sienne. Malheureusement, au niveau de l’interprétation dramatique et de
l’émotion, on est plus du côté de la famille Ewing à Dallas que chez les
Atrides dans Strauss. Enfin, on l’a dit, les interprètes des servantes ne sont
pas vraiment dignes d’une scène de ce niveau.
Autre sommet de
la mise en scène, la présence d’une jeune femme qui passe une quinzaine de
minute à ramper nue sur la scène pendant la confrontation entre Electre et sa
mère Clytemnestre. Cela a au moins l’avantage de détourner l’attention de
l’interprétation catastrophique d’Hanna Schwarz (peut-être malade ce soir-là),
pour les amateurs d’anatomie féminine, du moins. Notez que les spectateurs plus
portés sur l’anatomie masculine n’étaient pas en reste, puisque la brève
apparition du « jeune serviteur » le voit, grand, musclé, uniquement
vêtu d’une robe de chambre en soie ouverte sur un boxer moulant. Cela mène à
une petite confusion, car dans mon souvenir il dit être en train d’atteler un
char. Toujours est-il que Martin Kusej avait pensé aux amateurs d’anatomie
féminine comme masculine. Mais hélas beaucoup moins aux amateurs d’opéra.
Un déni de mise en scène
Même si j’ai
découvert une grande et belle œuvre, interprétée par un orchestre de haute
tenue et par une des meilleurs sopranos lyriques sur ce répertoire, je suis
sorti littéralement furieux de l’Opernhaus, devant ce déni absolu de mise en
scène. On ne peut même pas parler de naufrage, puisque cela supposerait l'existence d'une ambition minimale de mise en scène, chose absolument inexistante ici.
Pour être clair,
il ne s’agit pas d’une querelle des anciens contre les modernes : il y a
de mauvaises mises en scène classiques comme il y a de bonnes mises en scènes
modernes, et je suis moi-même résolument convaincu par les possibilités des
mises en scène modernes d’opéra : le brillant Don Giovanni par Haneke, La
Belle Helene de synthèse par Corsetti et Sorin, l’honnête Aïda de Gürbaca la
semaine d’avant… Elektra même avait été monté, déjà avec Evelyn Herlitzius,
dans une mise en scène moderne unanimement acclamée de Patrice Chéreau (sa
dernière) à Aix-en-Provence.
Ces metteurs en
scène font l’effort de choisir une approche nouvelle de l’œuvre, travaillent à
trouver un prisme de lecture qui fasse sens ou une nouvelle approche
dramaturgique, et s’en servent comme socle pour bâtir une mise en scène neuve.
Martin Kusej, lui, n’est qu’un usurpateur, dont le seul modernisme est de
pouvoir se dispenser de lire ou de comprendre l’œuvre. En effet, ses pitreries,
qui n’ont même pas le mérite d’une très grande originalité, sont transposables
à l’infini : la troupe de danseurs brésiliens ne fera pas plus sens
entourant la statue du Commandeur dans Don Giovanni, parmi les contrebandiers
de Carmen, ou dans la crypte avec Radamès et Aïda. Pour le reste, pour la
direction des personnages par exemple, c’est le service minimal, un recyclage
bâclé des poncifs de mise en scène attachés à l’œuvre. Au final Kusej n’est
qu’un petit faiseur, qui combine à moindre effort une potion magique de provoc
en toc sur des œuvres difficiles d’accès, qui s’il ne lui permet pas de passer
pour un bon metteur en scène, semble suffire à en faire un metteur en scène à
la mode pour certains esprits naïfs. Son seul vrai talent reste tout de même sa
capacité à convaincre les directeurs de théâtres de le laisser sévir.
Le plus effarant
fut le déluge d’applaudissements au tombé du rideau, à peine plus fort pour
Herlitzius que pour les danseurs brésiliens. Ce qui permet donc de situer les attentes
d’une partie du public : pour certains, les pitreries en toile de fond et
les danseurs brésiliens suffisaient à leur faire passer une bonne soirée. S’ils
ne cherchaient que ça, Martin Kusej est parfait, même s’ils auraient pu trouver
le même divertissement à moins cher en regardant MTV. Pour vous autres, qui
attendaient une mise en scène cherchant à mettre en lumière un livret, une
partition, une interprétation, je vous dois la franchise : la mise en
scène de Martin Kusej est objectivement nullissime. Fuyez-la, et fuyez-le,
comme la peste !
Swann
Procurez-vous plutôt la très belle captation sur Blu-Ray d’Elektra
à Avignon, toujours avec Evelyn Herlitzius, mis en scène par Patrice Chéreau : par contraste, c'est une claque, presque à en pleurer !
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