Ballet de Christian Spuck
Direction : Fabio Luisi
Opernhaus Zürich, 6 décembre 2016
![]() |
Crédit photo : Gregory Batardon |
En un mot: le grand sommeil
J’ai connu une enfance
heureuse dans une famille harmonieuse, entourés de parents aimants. Quel
rapport avec Christian Spuck et Verdi ? Absolument aucun, si ce n’est que
le Requiem de Verdi a toujours été l’un des rares sujet de discorde, je sais
donc à quel point ce peut-être une œuvre clivante. Néanmoins, concernant la grande
production de l’année de l’Opernhaus et de son directeur du Ballet, Christian
Spuck, les avis n’étaient pas clivés du tout, le dithyrambe étant le mot
d’ordre général dans la presse et les standings ovations staliniennes la norme pour
sa centaine d’interprètes sur scène. Trouvant cet unanimisme suspect, j’ai enfilé
mes jolis souliers cirés et suis allé mener l’enquête.
Une messe des morts
La Messa de requiem de Guiseppe Verdi fut
créée en 1874, pour l’anniversaire de la mort du poète Alessandro Manzoni,
intellectuel engagé comme Verdi pour l’unification italienne. Elle a pour base
un Libera me composé par Verdi
quelques années auparavant pour une messe à la mémoire de Rossini commandée à
plusieurs compositeurs italiens. Si le séquençage reste extrêmement proche de
la liturgie catholique, le Requiem de
Verdi reste très proche sur le style de ses opéras. L’interprétation requiert
une quantité non-négligeable de main-d’œuvre puisque l’œuvre fait appel à un
orchestre symphonique, quatre solistes, ainsi qu’à un double chœur.
C’est donc un grand
navire que Fabio Luisi, à la direction d’orchestre, devait faire naviguer sur
les flots tumultueux de l’Achéron. Devant les grands contrastes entre passages
forts, violents, fougueux (le Dies Irae
vient immédiatement à l’esprit) et moments de méditation et d’inquiétude sourde
(comme les premières notes de l’Introït),
il n’est pas chose facile de faire manœuvrer un si grand nombre d’interprètes
avec la finesse nécessaire. L’interprétation de Fabio Luisi est à cet égard
très bonne, très mesurée, ne cédant pas aux sirènes du fortissimo criard, tout
en menant les chœurs et l’orchestre avec délicatesse et fermeté dans les
passages plus délicats. Il est regrettable que les chœurs ne se montrent pas
toujours au niveau de leur chef d’orchestre : il est difficile de ne pas
jeter la pierre à ce niveau quand les chœurs se retrouvent en retard d’un petit
demi-temps sur le premier Dies Irae pour une douzaine de mesures, ou se
fourvoient à chanter pour quelques instants non pas Verdi, mais ce que le chef
de chœur de ma chorale d’amateur appelait « du yaourt ». Selon la
page Facebook de l’Opernhaus, tous les interprètes n’ont été réunis que
tardivement et ont peu répété tous ensemble, ce qui peut sans doute expliquer
ces regrettables soucis de réglage. En ce qui concerne les solistes, Krassimira
Stoyanova, Veronica Simeoni et Georg Zeppenfeld étaient très bons, Francesco
Meli étant en revanche, malgré sa réputation dans le répertoire verdien, assez
désagréable à entendre, particulièrement au début, touchant toutes ses notes
mais sans aucune élégance.
Au-delà de la
partition et de son interprétation, ce qui faisait la singularité de cette
production était l’alliance de l’orchestre et des chœurs avec les danseuses et
danseurs du Ballet de Zürich, dans une chorégraphie originale de Christian
Spuck écrite pour et créée à l’Opernhaus. Cela constitue un premier défi de
taille, à savoir la scénographie : comment gérer solistes, chœurs et
danseurs en nombre sur une seule scène pour fournir un résultat consistant ?
Sous cet angle, on ne peut qu’admirer les qualités techniques de la
production : malgré les petits bémols suscités, l’interprétation est de
bonne facture, les danseurs comme toujours excellents, le décor sans fioritures
mais fonctionnel, la lumière bien gérée, et les différents interprètes se
déplacent sur la scène avec ordre et rigueur sans confusion ni gêne, alors même
que le plateau reste relativement petit.
Un artifice
Au-delà des qualités
techniques, qu’en est-il de la valeur artistique ? On ne peut pas dire que
les chorégraphies de Christian Spuck manquent d’élégance. Les séquences sont
jolies et font intervenir un nombre étonnement élevé de danseurs pour un si
petit espace, sans donner la moindre impression de confusion ou de tassement. Est-ce
original ? Non. Cela n’apporte aucun élément nouveau, et cela ressemble
fortement à du Christian Spuck, avec en particulier des pans entiers qu’on
semble avoir déjà vu dans ses chorégraphies précédentes : Spuck a par
exemple une affinité pour faire danser autour, sur et sous des tables qui
surprend la première fois, puis lasse à la troisième itération quand on la
retrouve encore mais dans un requiem. C’est joli mais plat, sans originalité
voire répétitif, bien exécuté mais d’un intérêt somme toute limité. A ceci, il
faut ajouter que certains passages de la partition ne laissent pas de grandes
possibilités : les danseurs sont bien là, mais il est clair qu’ils « meublent »
par des pas sans intérêt aucun en attendant des segments plus dansants.
Pourtant, j’apprécie
le talent de Spuck pour raconter des histoires et peindre des personnages par
la danse, chose pour laquelle il a une intuition et un talent surnaturel, il
peut pour son malheur (et le nôtre) être un chorégraphe très ennuyeux quand il
ne fait pas avancer son histoire. Malheureusement, il n’y a ni histoire ni
personnages dans ce Requiem, sa chorégraphie ayant simplement pour but de faire
incarner les émotions liées à chaque air. Dans le pire des cas, cela suscite une
certaine compassion pour le pauvre William Moore, contraint de danser la danse
de Saint-Guy, de se rouler par terre frénétiquement, sans grâce aucune, pendant
le Dies Irae. Mais en général, c’est du Spück dans ses mauvais moments le
plus banal : c’est élégant, ce n’est pas vilain, mais cela suscite un ennui
poli.
C’est un peu dommage
de voir tant d’énergie et de talents (c’est effectivement une très grosse
production) dépensés pour un résultat si terriblement tiède, un exercice de
style dont on ne voit finalement pas réellement l’intérêt. C’est peut-être là
le problème de ce Requiem : le
transformer en ballet avait-il du sens ? Car jamais la danse ne semble
vraiment bien s’associer à la musique de Verdi. Elle reste distincte, quand
elle n’est pas une distraction. Cela rappelle un peu le concert du Nouvel an de
la Musikverein de Vienne, et ses numéros de danse ampoulés accompagnant la
retransmission télévisée. La chorégraphie de Spuck est plus élégante, plus
élaborée, moins kitsch, mais tombe tout autant comme un cheveu sur la soupe,
dont se dispenser n’aurait finalement pas été un grand mal. Finalement, je fais
ici le même reproche à Christian Spuck que je lui faisais sur Der Sandmann : avoir mal choisi son
sujet, avoir choisi un sujet qui ne se prêtait pas franchement à un ballet. Une
erreur regrettable, tant Spuck peut faire merveille sur un sujet adapté, comme
son Woyzeck.
L'ennui
Au final, on regarde
et écoute de bons musiciens exécuter avec brio une belle partition, et de bons
danseurs exécuter avec brio un ballet sans grand intérêt, car n’arrivant jamais
à être complémentaire avec la musique. On passe donc une centaine de minutes
dans cette douce léthargie qui caractérise les spectacles qui n’ont pas
suffisamment de qualités pour qu’on se laisse franchement intéresser, sans
avoir non plus de gros défauts. Entre contemplation de la liste de course pour
le lendemain, et réflexions sur le casse-croûte à avaler en sortant, on en
vient à penser à cette phrase de Shakespeare, qui semble bien résumer la
lecture que donne Spuck de la messe des morts : « Mourir, dormir,
rien de plus ». Dommage.
P.P.S. : dimanche
dernier, jour de la première de ce Requiem, décédait Marcel Gottlieb, dit
Gotlib, auteur génial de nombreuses bande-dessinées, pilier de Pilote,
fondateur de l’Echo des Savanes puis de Fluide Glacial, monument de la
bande-dessinée franco-belge. Quel rapport entre Opernhaus VF d’une part, Pilote
et Fluide Glacial d’autre part ? Absolument aucun, si ce n’est que Gotlib
fut une de mes lectures favorites et une influence majeure, qu’on retrouve un
peu j’espère dans le style d’Opernhaus VF. S’il nous regarde, j’espère qu’il
s’est moins ennuyé que moi devant ce Requiem, et qu’au pire il a sorti son bloc
pour y dessiner encore quelques coccinelles. Et comme l'Opernhaus ne met pas de bande-annonce en ligne, je mets une coccinelle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire