Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand
Au printemps dernier, j’avais écrit sur ces
pages pis que pendre d’Herbert Fritsch pour sa mise en scène abominable de King Arthur, c’était donc avec un
certain effroi que je découvrais que le premier opéra de la saison, Der Freischütz, lui était confié.
J’étais en revanche nettement plus enthousiaste pour L’enlèvement au sérail de Mozart, œuvre que j’avais à cœur de voir
montée. Nonobstant mes récriminations, je décidais de continuer à jouer le jeu
pour la saison 2016-2017 et de me reprendre un abonnement, d’aller vaillamment
à tout, le bon comme le mauvais, ce que l’Opernhaus nous proposait de neuf
cette saison. C’est l’avantage des abonnements, ils nous tirent des sentiers
battus, nous poussent vers des œuvres vers lesquelles nous ne serions pas allés
de nous-même, et nous réservent parfois des surprises.
Der Freischütz - Opéra en trois actes de Carl Maria von Weber, sur un livret de Johann Friedrich Kind (1821)
Direction : Marc Albrecht - Mise en scène : Herbert Fritsch
Opernhaus Zürich, 21 septembre 2016
Max (Christopher Ventris) - Crédit photo : Hans Jörg Michel
En un mot : un toilettage efficace
Der
Freischütz est un opéra romantique de Carl Maria
von Weber créé en 1821 à Berlin. On y raconte les aventures du pauvre Max,
chasseur, qui doit réussir pour obtenir la main de son aimée un concours de
tir. Craignant d’échouer, il se laisse convaincre par Kaspar de forger des
balles magiques, ruse de Kaspar, qui a vendu son âme au diable Samiel, et qui
compte sur ce tour pour livrer Max à Samiel. Tout finira bien, Max se marie à
Agathe, Kaspar est tué par sa propre balle magique, l’ordre et l’harmonie sont
rétablis dans la forêt. Soyons francs : on a fait mieux, comme livret.
C’est de l’opérette pastorale chez les braves paysans, et tout cette histoire
n’est pas bien intéressante.
Herbert Fritsch est du même avis, mais au
lieu d’attaquer à la masse de démolition l’œuvre comme pour King Arthur, dans l’espoir que les
gravas seront plus intéressants, il choisit fort heureusement une approche plus
fine, plus subtilement subversive et finalement très efficace. Il colle au
livret cette fois-ci, mais prend un peu de distance et ajoute une certaine
ironie dans le traitement d’un texte sinon passablement niais et ennuyeux.
Ainsi, le village des braves paysans ressemble à un village-jouet abstrait,
avec de grandes formes géométriques figurant une maison, une église. Les
costumes de Victoria Behr, assez jolis (un très grand progrès comparé au
concours de laideur entre ses costumes pour King
Arthur), sont de même des versions outrées, parodiques, des costumes de
chaque personnage. Chacun des personnages, caricature vivante dans le livret
(le vieux forestier, le brave chasseur, la frêle jeune fille, le bon prince…)
sont gentiment tournés en ridicule par leur costume et leur jeu, sans pour
autant dénaturer les personnages. Non, il s’agit juste de ne pas prendre le
livret avec trop de gravité ou de sérieux, il ne le mérite pas vraiment. Aussi,
Fritsch fait du démon Samiel (Florian Anderer), qui n’apparait théoriquement
que très rarement, un ressort comique : tout le temps sur scène mais
invisible aux personnages, c’est un grand personnage souriant avec une barbe à
la Méphistophélès habillé d’un juste-au-corps, d’une cape et d’un chapeau rouge
vif, doté d’une queue fourchue qui traîne par terre derrière lui, qui se
balade, grimpe sur le décor et fait le pitre, en attendant que le malheur
s’abatte sur les personnages. Dans un opéra sérieux, ça ne marcherait pas, mais
voir Samiel tenter de libérer sa queue, pendant un chœur un peu longuet, du
personnage qui a mis le pied dessus, est assez jubilatoire et offre une
respiration bienvenue. Le succès de cet effet doit beaucoup au talent de mime
et pour l’humour visuel de Florian Anderer, très drôle. La mise en scène n’est
pas géniale pour autant, certes, et on peut douter de la capacité de Fritsch à
monter des œuvres plus sérieuses et de plus grande envergure s’il leur applique
la même recette, mais elle demeure tout à fait plaisante : il a su faire
preuve à raison de plus de retenue, sa mise en scène est moins invasive et
nettement mieux dosée, on peut juste se
plaindre qu’il en fasse encore un poil trop. Samiel est ainsi un peu trop
employé, et distrait à quelques moments par ses élucubrations de la musique,
pourtant très agréable.
Musicalement, je me suis découvert un grand
amour pour la partition de Weber, une très élégante synthèse entre Mozart et
Beethoven, très bien dirigée par Marc Albrecht, et servie par une très bonne
distribution, Christopher Ventris en tête dans le rôle de Max. C’était donc,
pour moi une très bonne surprise ce soir-là.
L'Enlèvement au sérail - Singspiel en trois actes de Wolfgang Amadeus Mozart, sur un livret de Gottlieb Stefanie (1782)
Direction : Maxim Emelyanychev- Mise en scène : David Hermann
Opernhaus Zürich, 11 novembre 2016
Konstanze (Olga Peretyatko) & Bassa Selim (Sam Louwyck) - Crédit photo : T + T Fotografie / Tanja Dorendorf
En un mot : une perte de temps
En revanche, j’ai renoué avec mes vieilles
habitudes dès la deuxième production de l’année, en partant à l’entracte de l’Enlèvement au sérail de Mozart, dans
une mise en scène indigente de David Hermann, et sous la direction contestable
de Maxim Emelyanychev.
Musicalement, on est devant ce que j’ai
baptisé en mon for intérieur « l’effet cassette », en souvenir du son
grésillant et sans ampleur du magnétophone sur lequel tournais
sempiternellement la même cassette fatiguée de concerto de Mozart pendant les
vacances. Concrètement, cela donne une direction molle, sans dynamique, aux
attaques imprécises, l'orchestre La Scintilla brillant par son absence de relief et de netteté : autant s’écouter un bon enregistrement sur CD à la
maison. Ni Pavol Breslik en Belmonte, ni Olga Peretyatko en Constanze, ni le
reste de la distribution ne sont à jeter aux orties, mais aucun ne convainc.
Côté mise en scène, David Hermann n’a
aucune idée de mise en scène proprement utile, rien ne vient réellement porter
l’intrigue, ses seuls apports sont des gadgets qui n’apportent rien (les
janissaires remplacés par des femmes en tchador) ou nuisent à la mécanique
dramatique (une scène dans un restaurant où les convives se plaignent du bruit
que font les solistes, des changements de décor en veux-tu en voilà à n’y plus
rien comprendre). La seule idée potentiellement intéressante consistait à
apparier les personnages en paire maître-serviteur, et en habillant et
maquillant les interprètes de chaque paire de manière semblable. Un moyen
intéressant de pointer la symétrie entre le monde des nobles et celui des
serviteurs, que l’on retrouve presque toujours chez Mozart en particulier. Las,
Hermann se contente juste de faire entrer et sortir les personnages de la scène
au hasard, sans respect pour le livret. On a l’impression qu’Hermann ne sait
pas vraiment mettre en scène (de fait, il y a très peu de jeu de la part des
personnages « actifs » dans chaque scène), et se contente de noyer le
poisson dans des artifices sans intérêt et qui rendent l’œuvre illisible.
A endurer une interprétation médiocre dans
une mise en scène lourde et sans intérêt, j’ai donc décidé qu’il y avait
meilleur usage à faire de mon temps qu’en endurer 90 minutes de plus.
Wolfgang Amadeus Mozart - Concerto pour clarinette en la majeur
Jörg Widmann - Messe pour grand orchestre
Direction et clarinette : Jörg Widmann
Tonhalle Zürich, 6 juillet 2016
Pour finir son année en tant que Creative chair à la Tonhalle (il cède sa place la saison prochaine à Péter Eötvös), Jörg Widmann était l'attraction d'un dernier concert dans lequel il endossait les rôles de soliste, chef d'orchestre et compositeur.
Mozart
C'était un plaisir que d'écouter l'orchestre de la Tonhalle et Jörg Widmann interprété le concerto pour clarinette de Mozart. Surtout, l'absence de chef d'orchestre donnait une atmosphère très particulière, un sentiment d'un orchestre et d'un soliste travaillant dans une alliance beaucoup plus organique qu'en la présence d'une baguette et d'un chef d'orchestre à son bout. On sent un orchestre et un soliste beaucoup plus attentif, des regards lancés entre instrumentistes, et bien entendu une très grande connaissance et maîtrise de la partition.
Widmann
La réputation de soliste de Jörg Widmann est solidement établie, et n'est pas usurpée. Widmann est aussi connu, certes un peu moins, comme compositeur. Sa messe pour grand orchestre est une oeuvre longue et ambitieuse, puisqu'elle reprend la structure et les parties d'une messe pour choeur et orchestre, en renonçant aux choeurs. Malheureusement, Widmann n'invite pas vraiment au recueillement. En voulant jouer des contrastes offerts par les différents instruments du large orchestre, il produit une oeuvre grinçante, souvent dissonante, généralement désagréable. Il faut lire désagréable au premier degré, écouter la composition de Widmann était une expérience désagréable, pénible, dont on espère qu'elle sera aussi courte que possible, comme on espère que son voisin qui joue de la perceuse aura vite fini de faire le trou pour fixer son napperon sur son mur. Très applaudi sur Mozart, il a fait un joli petit bide sur sa composition, le niveau des applaudissement ne dépassant pas le minimum de politesse. Il y a pourtant quelques passages intéressants dans cette messe, mais la messe pour grand orchestre confirme mon intuition après Armonica : si Widmann est capable de bâtir de très belles ambiances sonores, de très beaux segments, il ne semble pas capable de maintenir cela sur des morceaux complets, ni de trouver une cohérence, une progression dans le morceau. On retrouve donc les mêmes problèmes que dans Armonica, qui semblent décuplés sur une oeuvre plus longue, quand bien même Widmann est capable de créer de courts segments, des ambiances, beaux, intéressants, qui feraient merveille dans une bande-son, la messe ayant des accents à la Hans Zimmer tendance Inception.
Opéra en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart sur une livret d'Andreas Schikaneder (1791)
Direction : Fabio Luisi - Mise en scène : Tatjana Gürbaca
Opernhaus Zürich, 12 avril 2016
Papageno (Ruben Drole) et Papagena (Deanna Breiwick) - Crédit photo : Hans Jörg Michel - Opernhaus Zürich
En un mot : tout à fait enchanté
Ayant
apprécié la mise en scène d’Aïda de la même metteuse en scène et vivant avec la
honte de n’avoir jamais vu la Flûte
enchantée, il semblait tout indiquer de me procurer un ticket pour la
reprise qui en passe ce mois-ci. Evidemment, pour un monument de cette taille,
les attentes sont élevées, et les écueils sont connus : interprètes
attendus au tournant sur les grands airs, enrobage mystico-maçonnique facilement
indigeste… Les exigences sont grandes pour l’aspect musical, et l’œuvre est
complexe à mettre en scène, alternant féérie et comédie avec des moments plus
graves et sérieux. La flûte enchantée a ce caractère d’opéra total, ne
correspondant à aucun genre car touchant tous les genres, un peu à la manière
d’une pièce comme Hamlet.
Lumières, fées et maçonnerie
Créé en
1791, la Flûte enchantée est le
dernier et le plus connu du répertoire d’opéra-comique en langue allemande, ou Singspiel
de Mozart, dans un style donc différent d’autres œuvres comme Don Giovanni ou Le mariage de Figaro. L’opposition de style, entre le format
classique, en italien, et la forme plus libre dans la langue du peuple, est
semblable à l’opposition entre le Deutscher
Requiem de Brahms et les requiem en latin : l’usage de la langue
allemande dans une forme libre montre une volonté de faire une œuvre populaire,
de s’adresser directement au peuple, plutôt que de suivre une forme classique
fixe appréciée des élites. Il y a en effet deux dimensions à la Flûte enchantée, outre la dimension
musicale pure, c’est en premier lieu un spectacle, une pièce à machine,
spécialité directeur du théâtre où l’opéra fût créé. Mais c’est aussi une
profession de foi et un message spirituel humaniste, inspiré des Lumières et
des principes maçonniques. La Flûte
enchantée est écrit pour un théâtre et une troupe précise, et probablement,
dans une certaine mesure, avec cette troupe. L’écriture du livret, attribué à
Emanuel Schikaneder, comporte donc une dimension collective, Mozart y ayant
certainement participé, et il est également possible que certains extraits de
la partition ne soient pas de Mozart. De par ce mode d’écriture, les rôles sont
donc individualisés en fonction des forces et des faiblesses des interprètes
originaux. La belle-sœur de Mozart, Josepha Hofer, soprano virtuose, dispose
donc d’une partition qui fait appel à son talent quand Schikaneder, interprète
plus versatile, est moins sollicité musicalement.
L’argument
s’inspire de plusieurs contes de fée, mélangés à un récit initiatique
s’inspirant des rites d’initiation francs-maçons. Le prince Tamino est perdu
dans un pays inconnu, et y rencontre la Reine de la Nuit et sa suite, qui lui
demande de libérer sa fille du mage Sarastro qui la retient captive. A la
vision d’un portrait de Pamina, le jeune prince en tombe immédiatement
amoureux, et part donc à sa recherche, accompagné d’un oiseleur, Papageno.
Tamino découvre avoir été berné par la Reine de la Nuit : Sarastro, prêtre
d’une grande sagesse, ne fait que protéger Pamina de son horrible mère. Tamino
ne pourra obtenir sa main et pénétrer dans le temple de la sagesse qu’à travers
trois épreuves initiatiques, dans lesquelles l’accompagne le brave Papageno. Il
acquiert la sagesse, obtient la main de Pamina, et Papageno trouve sa Papagena.
Conte comique
On est au
début un peu déçu par la mise en scène : le décor de Klaus Grünberg est
quelconque, plutôt triste, la scénographie sans grand intérêt, il n’y a pas
beaucoup d’idées de mise en scène. Mais la grande qualité de cette mise en
scène, c’est la lecture qu’a fait Tatjana Gubaca de la pièce, et la manière
dont elle résout le problème posé par l’hétérogénéité de la pièce. Car on peut
facilement trouver le temps long pendant les aventures du bon prince Tamino,
alternant entre versants comiques, romance, et liturgie maçonnique évoluant
toujours à la marge du grandiloquent. Pour être honnête, la partie
« sérieuse » du livret est d’un intérêt assez réduit :
l’opposition ténèbres et lumière, qui symbolise la lutte entre l’obscurantisme
et la superstition d’un côté, la connaissance et la sagesse de l’autre, donc
les Lumières, n’est plus très originale de nos jours, quant aux cérémonies maçonniques,
aussi solennelles qu’elles soient, qu’on invoque Isis ou Osiris, c’est d’un
grand ennui pour le non-initié. On voit le piège tendu par Mozart et
Schikaneder : Schikaneder étant spécialiste du théâtre à grand spectacle, on
voit comment les cérémonies initiatiques sont pensées pour une mise en scène
grandiose, une débauche d’effets. Le reste du livret étant plus une série
d’interludes, le cœur du message se trouvant dans les scènes inspirées par la
franc-maçonnerie. Gürbaca a la très bonne idée de retourner l’approche suggérée
par Mozart et Schikaneder : se concentrer sur le versant comique de la Flûte enchantée, l’amplifier même en
réécrivant les récitatifs pour les rendre moins datés et plus directement
drôles, et à l’inverse, faire des passages graves des interludes exécutés
efficacement, sans s’appesantir, avec un minimum d’effets. Elle réussit son
pari, en cela qu’elle propose un spectacle drôle et distrayant : malgré la
longueur de la pièce, on ne voit pas le temps passer.
Le ressort
comique de la pièce, c’est Papageno, histrion jeté au milieu des princes,
prêtres et nobles qui constituent le reste de la distribution, interprété par
un Ruben Drole truculent, très en verve, et à qui il faut attribuer une part
significative du succès de cette production. Outre son indéniable talent
comique, on ne peut que louer aussi ses talents lyriques : si sa partition
n’est certes pas la plus complexe, son interprétation est en tout point
irréprochable, et passant du parlé au chanté, il reste terriblement drôle tout
du long. C’est lui le véritable centre de la mise en scène, et non une simple
respiration comique. Pour renforcer cet aspect comique, le jeune mais brave
prince Tamino passe au second plan, et devient un adolescent attardé un peu
couard, peu vaillant, se lançant dans les épreuves initiatiques en compagnie de
Papageno avec plus de zèle que de talent ou d’expérience. Pamina est une
adolescente essayant d’échapper à l’emprise de sa mère, et Monostatos, le Maure
chargé de la surveiller et secrètement amoureux, devient un hurluberlu déblatérant
sur la métaphysique des relations amoureux sous les yeux d’une Pamina
horrifiée. Cette Flute est donc la
quête d’une bande d’adolescents aux pieds nickelés à la recherche de l’amour et
tentant d’échapper à l’emprise de leur parent, et c’est très amusant.
J’ai
reproché avec une certaine véhémence à Christoph Marthaler (Il viaggio a Reims) et à Herbert Fritsch
(King Arthur) d’avoir détourné
l’opéra qui leur était confié en y réécrivant une comédie, on se serait en
droit de se demander pourquoi je ne fais pas ici le même reproche à Tatjana
Gürbaca. En particulier, les similitudes sont nombreuses avec la récente et
abominable mise en scène de King Arthur :
réécriture des récitatifs, transformation en comédie d’une pièce rébarbatives
sous certains aspects… Outre une nettement plus grande finesse d’exécution chez
Gürbaca, elle se distingue de en ne maltraitant pas son sujet : il ne
s’agit pas ici de greffer sur une œuvre existante un matériel comique nouveau,
pour masquer une œuvre difficile à mettre en scène sans être ennoyeux comme
chez Fritsch. La comédie est déjà présente dans la Flûte enchantée, Gürbaca se contente de lui consacrer plus
d’attention que de coutume, sans néanmoins dédaigner le reste de l’œuvre :
si elle ne s’appesantit sur les parties rébarbatives, elle les met tout de
même en scène avec une vraie vision.
Le charme discret de la bourgeoisie
Car il y a
des passages qui ne se prêtent pas à la comédie, et Gürbaca n’essaye pas de les
escamoter mais les traite avec une analyse intéressante et assez fine. La Flûte enchantée est basée sur une
opposition simple entre ténèbres et clarté, sagesse et obscurantisme. La vision
reste tout de même assez bourgeoise, voire réactionnaire : quand les
épreuves permettent au noble Tamino d’acquérir la Sagesse et la main de la
femme dont il est amoureux, le simple Papageno ne trouve que la sagesse de
préférer à une bouteille de gnole la stabilité d’un mariage avec une vieille
femme inconnue (qui se transforme en très belle jeune fille, parce que c’est
tout de même un brave type, et que c’est un conte de fée, après tout). Et on ne
parle même pas de la place réservée aux femmes (air n°11, « Protégez-vous
contre les figures féminines »).
La mise en
scène de Tatjana Gürbaca modernise l’opposition qui sous-tend le livret, certes
de manière moins radicale qu’elle ne le faisait dans Aïda. La notion de
noblesse n’ayant plus vraiment de sens à notre époque, la Reine de la Nuit et
Sarastro deviennent les diverses faces d’une classe aisée, privilégiée de la
population, deux modèles de vie s’opposant et essayant de gagner Tamino et
Pamina, encore sur l’arrête du miroir. La Reine de la Nuit, c’est un monde
fermé aux autres strates de la société, une société d’oisiveté, d’immobilisme.
Une société qui ne contribue rien, et ne produit que les moyens de sa propre
perpétuation. Les costumes sont riches, festifs. A l’inverse, la mise de Sarastro
est infiniment plus simple, et le personnage nettement moins flamboyant :
le costume des classes aisées travailleuses selon Gürbaca et Silke Willrett,
pantalon de coton, chemise, pull col en v. Le « prêtre » Sarastro
devient ici un architecte, avec à sa suite les différents corps de métier qui
l’assistent, traversant les classes de la société. La bourgeoise qui travaille
et fait travailler, qui construit et fait construire, contre la bourgeoise qui
profite dans un strict entre-soi. Le temple de la connaissance est une maison
en construction, et les feux de camp du début deviennent grâce aux assistants
de Sarastro des foyers de brique au fil de la pièce. C’est un message assez surprenant
puisqu’en substance, la victoire de la lumière chez Gürbaca, c’est la victoire
des CSP+ et de la valeur travail. Pourtant, plus profondément, c’est la
victoire du mérite sur le privilège, de l’ouverture aux autres sur le repli sur
son propre milieu, du progressisme sur le conservatisme. La vraie victoire de Sarastro,
c’est de faire de l’enfant Tamino un homme voulant contribuer au progrès de la
société quand la Reine de la Nuit lui offre la facilité de l’oisiveté. Etant
donné le caractère réactionnaire du livret, c’est à mon sens une belle réussite
que de parvenir à ce message sans violenter l’œuvre (il existe une version de la Flûte enchantée dans laquelle Sarastro
est le gardien des tradition inuits, je ne suis pas convaincu que cela se
marrie de manière aussi fluide avec l’œuvre d’originale). Comme dit plus haut, Gürbaca
ne s’attarde pas sur ces segments, mais la lecture qu’elle en livre est
néanmoins tout à fait digne d’intérêt.
Son et lumière
Sur le plan
musical, La Flûte enchantée m’a
permis de lever un doute qui me taraudait depuis quelques mois. Etais-je trop
dur avec les chefs d’orchestre, en particulier Teodor Currentzis pour sa
direction dans Macbeth, à qui je
reprochais une certaine carence en émotion, une certaine tiédeur dans
l’interprétation, sans pouvoir mieux les définir ? Fabio Luisi m’a apporté
une réponse, sous la forme d’une direction d’une précision et d’un équilibre
parfait. Ses interprètes ne se contentent pas de simplement jouer la partition
sans erreur, il y a une qualité rare, une justesse lumineuse dans la direction
de Luisi que l’on ne trouvait par exemple pas dans la direction de Verdi par
Currentzis. A mon sens, l’Opernhaus proposait une très bonne interprétation de
la partition qui doit beaucoup à la baguette de Fabio Luisi, soutenu par de
très bons interprètes (l’orchestre La
Scintilla). Sen Guo en Reine de la Nuit livre son grand air avec aplomb,
sans trembler, Mari Eriksmoen propose une très bonne interprétation de Pamina,
en trouvant le juste équilibre entre les différentes facettes du personnages
(fragilité, rébellion, amour). Tamino, joué par Mauro Peter, est très bien, et
on a déjà dit tout le bien qu’on pensait de Ruben Drole dans le rôle de
Papageno. Le seul petit bémol serait le Sarastro de Georg Zeppenfeld, peut-être
un peu trop austère, pas assez majestueux dans ses airs, même si cela reflète
aussi le personnage tel que l’a dessiné Tatjana Gürbaca.
Enfin, une
mention spéciale pour les interprètes des trois garçons qui viennent
périodiquement aider Tamino au cours de son périple. Jugement hautement
subjectif, ils ont la lourde responsabilité de devoir interpréter à mes yeux
les plus beaux segments de la partition. On préfère souvent les faire jouer par
des interprètes adultes, sopranes et altos, mais la partition est écrite pour
des voix d’enfants, et ne se révèle réellement qu’interprétés par eux, et
malgré les difficultés que cela représente, l’Opernhaus laisse à trois garçons du
Tölzer Knabenchor le soin
d’interpréter les 3 génies qui aident les personnages principaux, rôles qu’ils
tiennent très bien !
Enchantement
A l’Opernhaus
devant cette production de La Flûte
enchantée, on est déçu que Papageno et Tamino ne mettent pas plus de temps
à surmonter les épreuves, et le temps semble être passé bien trop vite quand
les ténèbres sont vaincues et que la lumière revient dans la salle. L’une des
meilleures performances musicales de la saison, une mise en scène qui fait d’un
livret tortueux et rempli de chausse-trappes un spectacle vif, enlevé et
distrayant, qui prend malgré tout la peine d’offrir une lecture sérieuse et
intéressante de l’argument de la pièce. Le genre de représentation qui donne
envie de revenir encore et encore, de prendre le risque d’endurer même un autre
Marthaler ou un autre King Arthur,
pour la chance de voir à nouveau ce genre de production.