Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

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mercredi 27 avril 2016

Mozart - La Flûte enchantée

Opéra en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart sur une livret d'Andreas Schikaneder (1791)

Direction : Fabio Luisi - Mise en scène : Tatjana Gürbaca

Opernhaus Zürich, 12 avril 2016


Papageno (Ruben Drole) et Papagena (Deanna Breiwick) - Crédit photo : Hans Jörg Michel - Opernhaus Zürich 



En un mot : tout à fait enchanté

Ayant apprécié la mise en scène d’Aïda de la même metteuse en scène et vivant avec la honte de n’avoir jamais vu la Flûte enchantée, il semblait tout indiquer de me procurer un ticket pour la reprise qui en passe ce mois-ci. Evidemment, pour un monument de cette taille, les attentes sont élevées, et les écueils sont connus : interprètes attendus au tournant sur les grands airs, enrobage mystico-maçonnique facilement indigeste… Les exigences sont grandes pour l’aspect musical, et l’œuvre est complexe à mettre en scène, alternant féérie et comédie avec des moments plus graves et sérieux. La flûte enchantée a ce caractère d’opéra total, ne correspondant à aucun genre car touchant tous les genres, un peu à la manière d’une pièce comme Hamlet.

Lumières, fées et maçonnerie


Créé en 1791, la Flûte enchantée est le dernier et le plus connu du répertoire d’opéra-comique en langue allemande, ou Singspiel de Mozart, dans un style donc différent d’autres œuvres comme Don Giovanni ou Le mariage de Figaro. L’opposition de style, entre le format classique, en italien, et la forme plus libre dans la langue du peuple, est semblable à l’opposition entre le Deutscher Requiem de Brahms et les requiem en latin : l’usage de la langue allemande dans une forme libre montre une volonté de faire une œuvre populaire, de s’adresser directement au peuple, plutôt que de suivre une forme classique fixe appréciée des élites. Il y a en effet deux dimensions à la Flûte enchantée, outre la dimension musicale pure, c’est en premier lieu un spectacle, une pièce à machine, spécialité directeur du théâtre où l’opéra fût créé. Mais c’est aussi une profession de foi et un message spirituel humaniste, inspiré des Lumières et des principes maçonniques. La Flûte enchantée est écrit pour un théâtre et une troupe précise, et probablement, dans une certaine mesure, avec cette troupe. L’écriture du livret, attribué à Emanuel Schikaneder, comporte donc une dimension collective, Mozart y ayant certainement participé, et il est également possible que certains extraits de la partition ne soient pas de Mozart. De par ce mode d’écriture, les rôles sont donc individualisés en fonction des forces et des faiblesses des interprètes originaux. La belle-sœur de Mozart, Josepha Hofer, soprano virtuose, dispose donc d’une partition qui fait appel à son talent quand Schikaneder, interprète plus versatile, est moins sollicité musicalement.

L’argument s’inspire de plusieurs contes de fée, mélangés à un récit initiatique s’inspirant des rites d’initiation francs-maçons. Le prince Tamino est perdu dans un pays inconnu, et y rencontre la Reine de la Nuit et sa suite, qui lui demande de libérer sa fille du mage Sarastro qui la retient captive. A la vision d’un portrait de Pamina, le jeune prince en tombe immédiatement amoureux, et part donc à sa recherche, accompagné d’un oiseleur, Papageno. Tamino découvre avoir été berné par la Reine de la Nuit : Sarastro, prêtre d’une grande sagesse, ne fait que protéger Pamina de son horrible mère. Tamino ne pourra obtenir sa main et pénétrer dans le temple de la sagesse qu’à travers trois épreuves initiatiques, dans lesquelles l’accompagne le brave Papageno. Il acquiert la sagesse, obtient la main de Pamina, et Papageno trouve sa Papagena.



Conte comique



On est au début un peu déçu par la mise en scène : le décor de Klaus Grünberg est quelconque, plutôt triste, la scénographie sans grand intérêt, il n’y a pas beaucoup d’idées de mise en scène. Mais la grande qualité de cette mise en scène, c’est la lecture qu’a fait Tatjana Gubaca de la pièce, et la manière dont elle résout le problème posé par l’hétérogénéité de la pièce. Car on peut facilement trouver le temps long pendant les aventures du bon prince Tamino, alternant entre versants comiques, romance, et liturgie maçonnique évoluant toujours à la marge du grandiloquent. Pour être honnête, la partie « sérieuse » du livret est d’un intérêt assez réduit : l’opposition ténèbres et lumière, qui symbolise la lutte entre l’obscurantisme et la superstition d’un côté, la connaissance et la sagesse de l’autre, donc les Lumières, n’est plus très originale de nos jours, quant aux cérémonies maçonniques, aussi solennelles qu’elles soient, qu’on invoque Isis ou Osiris, c’est d’un grand ennui pour le non-initié. On voit le piège tendu par Mozart et Schikaneder : Schikaneder étant spécialiste du théâtre à grand spectacle, on voit comment les cérémonies initiatiques sont pensées pour une mise en scène grandiose, une débauche d’effets. Le reste du livret étant plus une série d’interludes, le cœur du message se trouvant dans les scènes inspirées par la franc-maçonnerie. Gürbaca a la très bonne idée de retourner l’approche suggérée par Mozart et Schikaneder : se concentrer sur le versant comique de la Flûte enchantée, l’amplifier même en réécrivant les récitatifs pour les rendre moins datés et plus directement drôles, et à l’inverse, faire des passages graves des interludes exécutés efficacement, sans s’appesantir, avec un minimum d’effets. Elle réussit son pari, en cela qu’elle propose un spectacle drôle et distrayant : malgré la longueur de la pièce, on ne voit pas le temps passer.

Le ressort comique de la pièce, c’est Papageno, histrion jeté au milieu des princes, prêtres et nobles qui constituent le reste de la distribution, interprété par un Ruben Drole truculent, très en verve, et à qui il faut attribuer une part significative du succès de cette production. Outre son indéniable talent comique, on ne peut que louer aussi ses talents lyriques : si sa partition n’est certes pas la plus complexe, son interprétation est en tout point irréprochable, et passant du parlé au chanté, il reste terriblement drôle tout du long. C’est lui le véritable centre de la mise en scène, et non une simple respiration comique. Pour renforcer cet aspect comique, le jeune mais brave prince Tamino passe au second plan, et devient un adolescent attardé un peu couard, peu vaillant, se lançant dans les épreuves initiatiques en compagnie de Papageno avec plus de zèle que de talent ou d’expérience. Pamina est une adolescente essayant d’échapper à l’emprise de sa mère, et Monostatos, le Maure chargé de la surveiller et secrètement amoureux, devient un hurluberlu déblatérant sur la métaphysique des relations amoureux sous les yeux d’une Pamina horrifiée. Cette Flute est donc la quête d’une bande d’adolescents aux pieds nickelés à la recherche de l’amour et tentant d’échapper à l’emprise de leur parent, et c’est très amusant.

J’ai reproché avec une certaine véhémence à Christoph Marthaler (Il viaggio a Reims) et à Herbert Fritsch (King Arthur) d’avoir détourné l’opéra qui leur était confié en y réécrivant une comédie, on se serait en droit de se demander pourquoi je ne fais pas ici le même reproche à Tatjana Gürbaca. En particulier, les similitudes sont nombreuses avec la récente et abominable mise en scène de King Arthur : réécriture des récitatifs, transformation en comédie d’une pièce rébarbatives sous certains aspects… Outre une nettement plus grande finesse d’exécution chez Gürbaca, elle se distingue de en ne maltraitant pas son sujet : il ne s’agit pas ici de greffer sur une œuvre existante un matériel comique nouveau, pour masquer une œuvre difficile à mettre en scène sans être ennoyeux comme chez Fritsch. La comédie est déjà présente dans la Flûte enchantée, Gürbaca se contente de lui consacrer plus d’attention que de coutume, sans néanmoins dédaigner le reste de l’œuvre : si elle ne s’appesantit sur les parties rébarbatives, elle les met tout de même en scène avec une vraie vision.


Le charme discret de la bourgeoisie



Car il y a des passages qui ne se prêtent pas à la comédie, et Gürbaca n’essaye pas de les escamoter mais les traite avec une analyse intéressante et assez fine. La Flûte enchantée est basée sur une opposition simple entre ténèbres et clarté, sagesse et obscurantisme. La vision reste tout de même assez bourgeoise, voire réactionnaire : quand les épreuves permettent au noble Tamino d’acquérir la Sagesse et la main de la femme dont il est amoureux, le simple Papageno ne trouve que la sagesse de préférer à une bouteille de gnole la stabilité d’un mariage avec une vieille femme inconnue (qui se transforme en très belle jeune fille, parce que c’est tout de même un brave type, et que c’est un conte de fée, après tout). Et on ne parle même pas de la place réservée aux femmes (air n°11, « Protégez-vous contre les figures féminines »).

La mise en scène de Tatjana Gürbaca modernise l’opposition qui sous-tend le livret, certes de manière moins radicale qu’elle ne le faisait dans Aïda. La notion de noblesse n’ayant plus vraiment de sens à notre époque, la Reine de la Nuit et Sarastro deviennent les diverses faces d’une classe aisée, privilégiée de la population, deux modèles de vie s’opposant et essayant de gagner Tamino et Pamina, encore sur l’arrête du miroir. La Reine de la Nuit, c’est un monde fermé aux autres strates de la société, une société d’oisiveté, d’immobilisme. Une société qui ne contribue rien, et ne produit que les moyens de sa propre perpétuation. Les costumes sont riches, festifs. A l’inverse, la mise de Sarastro est infiniment plus simple, et le personnage nettement moins flamboyant : le costume des classes aisées travailleuses selon Gürbaca et Silke Willrett, pantalon de coton, chemise, pull col en v. Le « prêtre » Sarastro devient ici un architecte, avec à sa suite les différents corps de métier qui l’assistent, traversant les classes de la société. La bourgeoise qui travaille et fait travailler, qui construit et fait construire, contre la bourgeoise qui profite dans un strict entre-soi. Le temple de la connaissance est une maison en construction, et les feux de camp du début deviennent grâce aux assistants de Sarastro des foyers de brique au fil de la pièce. C’est un message assez surprenant puisqu’en substance, la victoire de la lumière chez Gürbaca, c’est la victoire des CSP+ et de la valeur travail. Pourtant, plus profondément, c’est la victoire du mérite sur le privilège, de l’ouverture aux autres sur le repli sur son propre milieu, du progressisme sur le conservatisme. La vraie victoire de Sarastro, c’est de faire de l’enfant Tamino un homme voulant contribuer au progrès de la société quand la Reine de la Nuit lui offre la facilité de l’oisiveté. Etant donné le caractère réactionnaire du livret, c’est à mon sens une belle réussite que de parvenir à ce message sans violenter l’œuvre (il existe une version de la Flûte enchantée dans laquelle Sarastro est le gardien des tradition inuits, je ne suis pas convaincu que cela se marrie de manière aussi fluide avec l’œuvre d’originale). Comme dit plus haut, Gürbaca ne s’attarde pas sur ces segments, mais la lecture qu’elle en livre est néanmoins tout à fait digne d’intérêt.


Son et lumière



Sur le plan musical, La Flûte enchantée m’a permis de lever un doute qui me taraudait depuis quelques mois. Etais-je trop dur avec les chefs d’orchestre, en particulier Teodor Currentzis pour sa direction dans Macbeth, à qui je reprochais une certaine carence en émotion, une certaine tiédeur dans l’interprétation, sans pouvoir mieux les définir ? Fabio Luisi m’a apporté une réponse, sous la forme d’une direction d’une précision et d’un équilibre parfait. Ses interprètes ne se contentent pas de simplement jouer la partition sans erreur, il y a une qualité rare, une justesse lumineuse dans la direction de Luisi que l’on ne trouvait par exemple pas dans la direction de Verdi par Currentzis. A mon sens, l’Opernhaus proposait une très bonne interprétation de la partition qui doit beaucoup à la baguette de Fabio Luisi, soutenu par de très bons interprètes (l’orchestre La Scintilla). Sen Guo en Reine de la Nuit livre son grand air avec aplomb, sans trembler, Mari Eriksmoen propose une très bonne interprétation de Pamina, en trouvant le juste équilibre entre les différentes facettes du personnages (fragilité, rébellion, amour). Tamino, joué par Mauro Peter, est très bien, et on a déjà dit tout le bien qu’on pensait de Ruben Drole dans le rôle de Papageno. Le seul petit bémol serait le Sarastro de Georg Zeppenfeld, peut-être un peu trop austère, pas assez majestueux dans ses airs, même si cela reflète aussi le personnage tel que l’a dessiné Tatjana Gürbaca.

Enfin, une mention spéciale pour les interprètes des trois garçons qui viennent périodiquement aider Tamino au cours de son périple. Jugement hautement subjectif, ils ont la lourde responsabilité de devoir interpréter à mes yeux les plus beaux segments de la partition. On préfère souvent les faire jouer par des interprètes adultes, sopranes et altos, mais la partition est écrite pour des voix d’enfants, et ne se révèle réellement qu’interprétés par eux, et malgré les difficultés que cela représente, l’Opernhaus laisse à trois garçons du Tölzer Knabenchor le soin d’interpréter les 3 génies qui aident les personnages principaux, rôles qu’ils tiennent très bien !


Enchantement




A l’Opernhaus devant cette production de La Flûte enchantée, on est déçu que Papageno et Tamino ne mettent pas plus de temps à surmonter les épreuves, et le temps semble être passé bien trop vite quand les ténèbres sont vaincues et que la lumière revient dans la salle. L’une des meilleures performances musicales de la saison, une mise en scène qui fait d’un livret tortueux et rempli de chausse-trappes un spectacle vif, enlevé et distrayant, qui prend malgré tout la peine d’offrir une lecture sérieuse et intéressante de l’argument de la pièce. Le genre de représentation qui donne envie de revenir encore et encore, de prendre le risque d’endurer même un autre Marthaler ou un autre King Arthur, pour la chance de voir à nouveau ce genre de production.


Swann


mardi 15 septembre 2015

Verdi - Aïda

Opéra en 4 actes de Guiseppe Verdi, sur un livret d’Antonio Ghislanzoni

Direction : Renato Palumbo – Mise en scène : Tatjana Gürbaca

Opernhaus Zürich, 12 Juin 2015




Même si l'Opernhaus ne semble pas vouloir le reprendre pour le moment, il me semble de bon ton de proposer un contre-point à ma critique très différente d'Elektra, afin de donner une idée du type de critique que l'on trouvera ici.

Cette première critique sera donc consacrée à ce qui semble être le marronnier historique de l’Opernhaus de Zürich, lequel en monte une nouvelle mise en scène par an, à savoir un opéra de Verdi. Aïda, un de ses opéras les plus populaires, les plus « grand-publics » si l’on peut dire, semblait être une bonne introduction.

L’aspect grand-public d’Aïda était néanmoins tempéré, dans cette mise en scène, par un grand minimalisme, qui contraste avec les mises en scènes plus classique de l’œuvre : des décors et costumes modernes, simples, et, audace, pas de défilé pour la célèbre marche triomphale. Apparemment, lors de la première, le public siffla la mise en scène du fait de l’absence de défilé, de costumes bigarrés, d’obélisques et autres éléphants. Malgré cette économie d’effets et d’éléphants, je trouvais la mise en scène ainsi que l’interprétation tout à fait plaisante.

Triangle amoureux chez Ramsès


Avant d’entrer plus dans le détail, donnons d’abord quelques clefs sur l’intrigue. Ce ne sera pas long, un triangle amoureux tragique assez banal au temps des pharaons : Radamès, général égyptien, aime Aïda, esclave éthiopienne, et vice-versa. Amneris, aime Radamès, mais, la pauvre, ce n’est pas réciproque. Amonasro, roi d’Ethiopie, et père d’Aïda, contraint cette dernière à manipuler le brave Radamès afin de lui faire divulguer des secrets militaires. Pris en flag’, Radamès est condamné, malgré les appels à la clémence d’Amneris toujours amoureuse, à être emmuré dans une crypte pour haute-trahison. Seule dans la crypte, Radamès y découvre Aïda, qui a souhaité mourir avec celui qu’elle aime. Les deux amants expirent donc, enfin réunis dans la mort, pendant qu’Amneris, pas rancunière, implore pour eux la paix éternelle.

Aïda est sans doute plus considéré comme un opéra « en costume », se prêtant bien aux décors égyptisants et aux scénographies monumentales (cherchez « Aïda stade de France » sur YouTube pour vous faire une idée). Pourtant, j’ai apprécié la sobriété de la mise en scène moderne de Tatjana Gürbaca, qui offre une approche intéressante de l’œuvre, même si elle s’accorde parfois quelques facilités dans la modernisation. L’opposition entre Egyptiens et Ethiopiens est représentée en campant les Egyptiens en caste bourgeoise isolée, hiérarchisée, un peu désœuvrée, quand les Ethiopiens sont représentés comme une population à la fois plus pauvre, mais plus homogène, plus solidaire. Le sous-entendu est que la victoire des Egyptiens est due non pas à une plus grande valeur martiale, mais de meilleurs moyens. On admettra que la lutte des classes comme métaphore de la lutte entre Egyptiens et Ethiopiens n’est pas une idée follement originale, mais elle est ici utilisée de manière efficace. Radamès fait aussi les frais de la relecture, le héros tragique étant bien un commandant et stratège doué, mais représenté sous la forme d’un technocrate certes zélé, mais sans charisme, simple rouage de la mécanique d’Etat (tout comme d’ailleurs le grand prêtre Ramphis), homme de dossier et de théorie plus qu’homme d’action et meneur d’hommes. De retour de la guerre, il se soustrait donc au défilé de son armée victorieuse, qu’il regarde à la télévision en noyant ses traumas à pleins verres de Jeannot le Marcheur. Sinon, on pourra reprocher à la mise en scène quelques vagues métaphores un peu clichées et sans grand intérêt évoquant l’actualité récente, inutiles mais heureusement sans grand impact.

Espace, lumière et décombres


Le décor de Klaus Grünberg, pour épuré qu’il soit, exploite de belle manière l’étroite scène de l’opéra de Zürich : pour les deux premiers actes, une série de toiles permet de délimiter un intérieur à l’avant de la scène, figurant le palais. L’éclairage (Grünberg aussi) permet de jouer avec la transparence des toiles, ce qui laisse les possibilités « d’ouvrir » la scène sur le chœur, placé à l’arrière-scène. Les jeux de lumière sont aussi utilisés pour ouvrir une fenêtre sur de petites scénettes en arrière-scène, qui permettent de résumer la guerre entre Egyptiens et Ethiopiens, un effet très réussi.

Dans la deuxième partie, qui chronique la chute de Radamès, le plateau est laissé entièrement ouvert, éclairé, entièrement nu à l’exception d’ottomanes répartie çà et là. Contrastant avec l’intérieur chaud de la première partie, le décor est donc plus froid, plus sombre, plus hostile aux personnages esseulés sur la scène, et où la trahison de Radamès ne peut que se produire aux yeux de tous. Enfin, sans doute la meilleure idée de mise en scène, en réponse à Amneris maudissant les prêtres qui viennent de condamner Radamès, le ciel semble s’ouvrir et des monceaux de ruine s’abattent soudainement sur la scène, joli point d’orgue au procès de Radamès. Cela transforme aussi immédiatement le décor pour le tableau final de la crypte, paysage désormais lunaire éclairé d’une lumière blanche de plus en plus blafarde, qui s’éteint ensuite lentement, tandis que soudainement vêtue de noir, Amneris accompagne par son chant les amants dans la mort.

Seule petite faute de goût, le plateau est incliné de 10 degrés dans la deuxième partie, et entre la pente et les débris, les personnages passent la plupart de leur temps à regarder leurs pieds pour ne pas glisser, ce qui nuit quelque peu à l’intensité dramatique.

Des héros au second plan


En ce qui concerne l’interprétation, la Philharmonie de Zürich et le Chœur de l’Opéra, dirigés par Renato Palumbo fournissent une belle interprétation de la partition, malgré parfois quelques légers problèmes d’équilibre entre l’orchestre d’un côté, le chœur et les interprètes de l’autre.
La distribution, dans l’ensemble bonne, souffre tout de même de quelques soucis. Le principal problème vint avant tout de Radamès, interprété par Aleksandrs Antonenko, qui sonna passablement enrhumé pendant les deux premiers actes, avec un niveau qu’on qualifiera gentiment de juste passable.  Après l’entracte toutefois, Antonenko semblait métamorphosé et délivrait jusqu’au final une très belle prestation. Dans le rôle d’Aïda, Latonia Moore propose une interprétation efficace,  bien que parfois un peu juste sur les passages les plus techniques, mais manquant terriblement d’émotion.

Et c’est mon principal reproche, les deux interprètes principaux m’ont tous les deux frappés par leur cruel manque de charisme. Pour Radamès, le choix de la metteuse en scène d’en faire un personnage un peu falot, un demi-héros fatigué, y joue pour beaucoup. Surtout, en banalisant les personnages, en enlevant à Radamès toute stature héroïque, il ne reste à voir que la médiocrité du livret, dans lequel Radamès est un personnage somme toute assez peu crédible et pas très malin : son sort est bien triste, mais soyons francs, il l’a tout de même bien cherché !

A l’inverse, les personnages d’Amonasro et Amneris m’ont tous deux semblé beaucoup plus intéressant, particulièrement Amneris, emprisonnée entre son amour pour Radamès, sa jalousie envers Aïda et son dépit de ne pas être aimée. Andrzej Dobber, dans le rôle d’Amonasro, joue à la perfection le rôle classique du méchant baryton, dur, manipulateur sans pitié. Quant à la mezzo-soprano Veronica Simeoni, elle interprète avec un grand talent et une grande conviction le rôle d’Amneris. Surtout, par rapport aux deux rôles principaux, Dobber et Simeoni incarnent leur personnage et jouent leur rôle de manière beaucoup plus engagée et convaincante : l’Amneris de Simeoni suscite bien plus d’émotions que l’Aïda de Moore.

Enfin, les interventions de Wenwei Zhang (basse) dans le rôle du grand prêtre Ramphis viennent rythmer avec une grande solennité le déroulement de la pièce. Comme Radamès, Ramphis sert l’Etat, son rôle étant d’informer les personnages et d’appliquer la loi, et une certaine connivence semble exister entre eux au début de l’opéra. Cependant, au contraire de Radamès, il ne s’implique jamais personnellement, si ce n’est une fois, pour conseiller à Radamès de suivre sa raison plus que son cœur, conseil qui restera ignoré. Ramphis devient donc finalement non plus un agent de la loi, mais l’incarnation même de la Loi et du destin tragique, car c’est lui qui, tout au long de l’œuvre, fait avancer les situations. Ramphis est ainsi un personnage fort de l’opéra, dont les interventions servent toujours de charnière au déroulement de processus tragique, il mérite donc un interprète capable de l’intensité et la gravité nécessaire au rôle : toute l’intensité dramatique du jugement de Radamès repose sur les apostrophes, répétées toujours plus fort, de Ramphis (« Radames… Discolpati ») que Zhang délivre avec une autorité et une maîtrise parfaite, comme le reste de sa partition.

Pour conclure, malgré quelques faiblesses pardonnables, l’Opéra de Zürich proposait une belle reprise d’Aïda. Si la mise en scène moderne a pu décevoir par son minimalisme, et s’accorde quelques facilités, elle offre une lecture intéressante. Sans être exceptionnelle, l’interprétation était bonne, voire excellente pour les rôles d’Amneris et Ramphis, même s’il est regrettable que leurs interprètes, Veronica Simeoni  et Wenwei Zhang, dans le rôle des deux seconds couteaux, éclipsent sur tous les plans les deux interprètes, un peu fades, d’Aïda et Radamès.

Swann