Critiques faites maison et en français des spectacles de l'Opernhaus de Zürich. Si vous n'êtes pas bilingue, ça va plus vite que de les lire en allemand

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dimanche 11 décembre 2016

Verdi - Requiem

Ballet de Christian Spuck

Direction : Fabio Luisi

Opernhaus Zürich, 6 décembre 2016



Crédit photo : Gregory Batardon



En un mot: le grand sommeil


J’ai connu une enfance heureuse dans une famille harmonieuse, entourés de parents aimants. Quel rapport avec Christian Spuck et Verdi ? Absolument aucun, si ce n’est que le Requiem de Verdi a toujours été l’un des rares sujet de discorde, je sais donc à quel point ce peut-être une œuvre clivante. Néanmoins, concernant la grande production de l’année de l’Opernhaus et de son directeur du Ballet, Christian Spuck, les avis n’étaient pas clivés du tout, le dithyrambe étant le mot d’ordre général dans la presse et les standings ovations staliniennes la norme pour sa centaine d’interprètes sur scène. Trouvant cet unanimisme suspect, j’ai enfilé mes jolis souliers cirés et suis allé mener l’enquête.


Une messe des morts



La Messa de requiem de Guiseppe Verdi fut créée en 1874, pour l’anniversaire de la mort du poète Alessandro Manzoni, intellectuel engagé comme Verdi pour l’unification italienne. Elle a pour base un Libera me composé par Verdi quelques années auparavant pour une messe à la mémoire de Rossini commandée à plusieurs compositeurs italiens. Si le séquençage reste extrêmement proche de la liturgie catholique, le Requiem de Verdi reste très proche sur le style de ses opéras. L’interprétation requiert une quantité non-négligeable de main-d’œuvre puisque l’œuvre fait appel à un orchestre symphonique, quatre solistes, ainsi qu’à un double chœur.

C’est donc un grand navire que Fabio Luisi, à la direction d’orchestre, devait faire naviguer sur les flots tumultueux de l’Achéron. Devant les grands contrastes entre passages forts, violents, fougueux (le Dies Irae vient immédiatement à l’esprit) et moments de méditation et d’inquiétude sourde (comme les premières notes de l’Introït), il n’est pas chose facile de faire manœuvrer un si grand nombre d’interprètes avec la finesse nécessaire. L’interprétation de Fabio Luisi est à cet égard très bonne, très mesurée, ne cédant pas aux sirènes du fortissimo criard, tout en menant les chœurs et l’orchestre avec délicatesse et fermeté dans les passages plus délicats. Il est regrettable que les chœurs ne se montrent pas toujours au niveau de leur chef d’orchestre : il est difficile de ne pas jeter la pierre à ce niveau quand les chœurs se retrouvent en retard d’un petit demi-temps sur le premier Dies Irae pour une douzaine de mesures, ou se fourvoient à chanter pour quelques instants non pas Verdi, mais ce que le chef de chœur de ma chorale d’amateur appelait « du yaourt ». Selon la page Facebook de l’Opernhaus, tous les interprètes n’ont été réunis que tardivement et ont peu répété tous ensemble, ce qui peut sans doute expliquer ces regrettables soucis de réglage. En ce qui concerne les solistes, Krassimira Stoyanova, Veronica Simeoni et Georg Zeppenfeld étaient très bons, Francesco Meli étant en revanche, malgré sa réputation dans le répertoire verdien, assez désagréable à entendre, particulièrement au début, touchant toutes ses notes mais sans aucune élégance.

Au-delà de la partition et de son interprétation, ce qui faisait la singularité de cette production était l’alliance de l’orchestre et des chœurs avec les danseuses et danseurs du Ballet de Zürich, dans une chorégraphie originale de Christian Spuck écrite pour et créée à l’Opernhaus. Cela constitue un premier défi de taille, à savoir la scénographie : comment gérer solistes, chœurs et danseurs en nombre sur une seule scène pour fournir un résultat consistant ? Sous cet angle, on ne peut qu’admirer les qualités techniques de la production : malgré les petits bémols suscités, l’interprétation est de bonne facture, les danseurs comme toujours excellents, le décor sans fioritures mais fonctionnel, la lumière bien gérée, et les différents interprètes se déplacent sur la scène avec ordre et rigueur sans confusion ni gêne, alors même que le plateau reste relativement petit.


Un artifice



Au-delà des qualités techniques, qu’en est-il de la valeur artistique ? On ne peut pas dire que les chorégraphies de Christian Spuck manquent d’élégance. Les séquences sont jolies et font intervenir un nombre étonnement élevé de danseurs pour un si petit espace, sans donner la moindre impression de confusion ou de tassement. Est-ce original ? Non. Cela n’apporte aucun élément nouveau, et cela ressemble fortement à du Christian Spuck, avec en particulier des pans entiers qu’on semble avoir déjà vu dans ses chorégraphies précédentes : Spuck a par exemple une affinité pour faire danser autour, sur et sous des tables qui surprend la première fois, puis lasse à la troisième itération quand on la retrouve encore mais dans un requiem. C’est joli mais plat, sans originalité voire répétitif, bien exécuté mais d’un intérêt somme toute limité. A ceci, il faut ajouter que certains passages de la partition ne laissent pas de grandes possibilités : les danseurs sont bien là, mais il est clair qu’ils « meublent » par des pas sans intérêt aucun en attendant des segments plus dansants.

Pourtant, j’apprécie le talent de Spuck pour raconter des histoires et peindre des personnages par la danse, chose pour laquelle il a une intuition et un talent surnaturel, il peut pour son malheur (et le nôtre) être un chorégraphe très ennuyeux quand il ne fait pas avancer son histoire. Malheureusement, il n’y a ni histoire ni personnages dans ce Requiem, sa chorégraphie ayant simplement pour but de faire incarner les émotions liées à chaque air. Dans le pire des cas, cela suscite une certaine compassion pour le pauvre William Moore, contraint de danser la danse de Saint-Guy, de se rouler par terre frénétiquement, sans grâce aucune, pendant le Dies Irae. Mais en général, c’est du Spück dans ses mauvais moments le plus banal : c’est élégant, ce n’est pas vilain, mais cela suscite un ennui poli.

C’est un peu dommage de voir tant d’énergie et de talents (c’est effectivement une très grosse production) dépensés pour un résultat si terriblement tiède, un exercice de style dont on ne voit finalement pas réellement l’intérêt. C’est peut-être là le problème de ce Requiem : le transformer en ballet avait-il du sens ? Car jamais la danse ne semble vraiment bien s’associer à la musique de Verdi. Elle reste distincte, quand elle n’est pas une distraction. Cela rappelle un peu le concert du Nouvel an de la Musikverein de Vienne, et ses numéros de danse ampoulés accompagnant la retransmission télévisée. La chorégraphie de Spuck est plus élégante, plus élaborée, moins kitsch, mais tombe tout autant comme un cheveu sur la soupe, dont se dispenser n’aurait finalement pas été un grand mal. Finalement, je fais ici le même reproche à Christian Spuck que je lui faisais sur Der Sandmann : avoir mal choisi son sujet, avoir choisi un sujet qui ne se prêtait pas franchement à un ballet. Une erreur regrettable, tant Spuck peut faire merveille sur un sujet adapté, comme son Woyzeck.


L'ennui



Au final, on regarde et écoute de bons musiciens exécuter avec brio une belle partition, et de bons danseurs exécuter avec brio un ballet sans grand intérêt, car n’arrivant jamais à être complémentaire avec la musique. On passe donc une centaine de minutes dans cette douce léthargie qui caractérise les spectacles qui n’ont pas suffisamment de qualités pour qu’on se laisse franchement intéresser, sans avoir non plus de gros défauts. Entre contemplation de la liste de course pour le lendemain, et réflexions sur le casse-croûte à avaler en sortant, on en vient à penser à cette phrase de Shakespeare, qui semble bien résumer la lecture que donne Spuck de la messe des morts : « Mourir, dormir, rien de plus ». Dommage.


Swann


P.S.: Arte diffusera une captation de cette production le 18 décembre 2016 à 23h05. A bon entendeur si vous ne trouvez pas le sommeil le 18 !

P.P.S. : dimanche dernier, jour de la première de ce Requiem, décédait Marcel Gottlieb, dit Gotlib, auteur génial de nombreuses bande-dessinées, pilier de Pilote, fondateur de l’Echo des Savanes puis de Fluide Glacial, monument de la bande-dessinée franco-belge. Quel rapport entre Opernhaus VF d’une part, Pilote et Fluide Glacial d’autre part ? Absolument aucun, si ce n’est que Gotlib fut une de mes lectures favorites et une influence majeure, qu’on retrouve un peu j’espère dans le style d’Opernhaus VF. S’il nous regarde, j’espère qu’il s’est moins ennuyé que moi devant ce Requiem, et qu’au pire il a sorti son bloc pour y dessiner encore quelques coccinelles. Et comme l'Opernhaus ne met pas de bande-annonce en ligne, je mets une coccinelle.



P.P.S. : tiens, ils ont fini par publier la bande-annonce


dimanche 10 avril 2016

Verdi - Macbeth

Opéra en 4 actes de Guiseppe Verdi, sur un livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei, d'après William Shakespeare (1847)

Direction : Teodor Currentzis - Mise en scène : Barrie Kosky

Opernhaus Zürich, 6 avril 2016


Lady Macbeth (Tatiana Serjan) & Macbeth (Markus Brück) - Crédit photo : Monika Rittershaus - Opernhaus Zürich


En un mot : un petit effort et ce serait bien

Comme chaque saison, l’Opernhaus propose depuis le début du mois sa production annuelle de Verdi, Macbeth étant cette année à l’honneur. Une bonne manière de me rappeler aussi mon retard à écrire tout le bien que j’avais pensé de Hamletmaschine, malgré le peu de succès qu’a rencontré cette prise de risque dans le programme. On reste aussi dans le ton de King Arthur, puisqu’on retrouve sorcières, esprits aériens, forêts qui bougent d’elles-mêmes, rois et héros des îles britanniques (cette fois-ci, des Écossais).


Regarde les hommes tomber



Basé sur la pièce de William Shakespeare du même nom, Macbeth est une tragédie, on sait ainsi dès le départ que tout cela finira mal, très mal, pour Macbeth. Shakespeare va même plus loin, dès la deuxième scène, en exposant toute la mécanique qui poussera Macbeth jusqu'à l’inéluctable conclusion tragique : trois sorcières prédisent leur avenir à Macbeth et Banquo, deux nobles écossais. Macbeth deviendra seigneur de Cawdor, puis roi. Banquo ne sera pas roi, mais ses descendants le seront. Immédiatement après, Macbeth apprend qu’il a été nommé seigneur de Cawdor, validant ainsi la prophétie, qui devient ensuite auto-réalisatrice. Lady Macbeth n’aura que peu de mal à convaincre son époux d’assassiner dans son sommeil le roi Duncan, s’emparant ainsi de la couronne, mais les époux sombrent immédiatement dans une paranoïa sanguinaire, faisant assassiner leurs amis devenus rivaux potentiels et leur famille, pour faire mentir le destin promis à Banquo par les sorcières. Peine perdue, Lady Macbeth meurt emportée par la folie, Macbeth, souverain haï, sous les coups d’une rébellion emmenée par ses anciens compagnons d’arme. Un tableau sombre, la chronique d’une chute dans l’abîme d’un homme initialement pas moins bon qu’un autre, qui sombre pourtant, aiguillonné par l’envie, l’orgueil.


Monochromie



Barrie Kosky a pris le parti de bâtir tout l’univers visuel de sa mise en scène comme une métaphore du texte, en concentrant, voir réduisant la pièce au seul couple Macbeth, et représentant visuellement la noirceur de la pièce, l’absence d’espoir ou d’échappatoires à la mécanique tragique. Concrètement, quasi-intégralement, la scène est plongée dans le noir à l’exception d’un halo blanc blafard au milieu duquel chantent Macbeth ou Lady Macbeth. Tout est noir, le décor (ou son absence), les costumes, même le sang, figuré par des plumes noires.

Je serai franc, la mise en scène ennuie. C’est trop statique, puisque les personnages ne sortent quasiment pas d’un rectangle de 4 mètres carrés, et l’absence d’artifice et d’espace fait peser toute la responsabilité d’animer la mise en scène sur le talent dramatique des interprètes. C’est beaucoup pour des artistes qui ont après tout choisi la musique, et non le théâtre. Evelyn Herlitzius réussissait le miracle de tenir à bout de bras l’Elektra de Martin Kusej par l’intensité et la qualité de son interprétation, mais Markus Brück et Tatiana Serjan sont écrasés dans leur carré de lumière. Les interprètes n’ont presque rien à faire : les émotions intenses ou bien la souffrance sont représentés par les personnages se mettant soudainement à respirer de manière gutturale, gimmick récurrent auquel les interprètes se plient avec des mines profondément peinées.

Kosky dévie extrêmement peu de sa mise en scène en noir et blanc, et il ne s’en éloigne par toujours de manière judicieuse. La principale distraction consiste en un groupe de personnages en tenue d’Adam (et non d’Eve, puisque hommes et femmes sont dotés de prothèses masculines en plastique du meilleur goût), figurant en alternance les sorcières, des soldats, le peuple. Kosky semble trouver l’idée bonne, puisque de nombreuses, silencieuses et assez interminables minutes sont consacrées à faire avancer du fond jusqu’à l’avant de la scène la troupe nudiste. Absolument aucun rapport avec l’œuvre (vu le climat, l’Ecosse n’est pas connue comme un haut-lieu du naturisme), bien entendu. J’ai tendance à souscrire à l’adage selon lequel, dans une large majorité de cas, le recours par un metteur en scène à la nudité dénote un manque d’imagination, une paresse, de la même manière que d’aucuns reprochent aux gens qui s’habillent en noir facilité et manque d’imagination, et sur ces deux plans, Barrie Kosky livrait une copie bien paresseuse.

Pourtant, de la même manière que le noir peut aussi être une couleur très esthétique, il y de l’idée et quelques traits d’élégance dans la mise en scène de Kosky. L’univers visuel est cohérent, montrer l’absence absolue d’espoir dans la pièce en rendant jusqu’au sang noir fonctionne assez bien, et la scène, entièrement plongée dans le noir si ce n’est pour quelques traits de lumières qui figurent un corridor se refermant derrière Macbeth, est d’un minimalisme assez élégant. Il y a quelques belles images, comme cette balle roulant de l’obscurité jusqu’au corps de Banquo agonisant, pour représenter la fuite de son fils, qui jouait quelques instants avant avec cette balle. Une scène, même, est brillante, la scène du banquet, où le roi Macbeth et la reine sont assis seuls au centre de la scène dans leur halo blafard, quand les courtisans sont dans la pénombre sur les côtés, et lancent, mécaniquement, des cotillons sur le couple royal, seule trace de couleur de la pièce. C’est le seul moment où Kosky va réellement au bout du potentiel de son univers : cette image du couple, entouré à distance par ses courtisans, mais finalement seul, ni aimé ni apprécié, qui se jette, seul dans l’abîme, et cette gaieté factice, des courtisans d’une part, de Macbeth et de Lady Macbeth d’autre part, déjà plongés dans la paranoïa, et festoyant alors qu’ils viennent d’apprendre la mort de Banquo. Hélas, le reste du temps, Barrie Kosky ne va pas au bout de ces choix, et on se contente de deux personnages sous un plafonnier sur une scène entièrement noire, sans réelle mise en scène. On s’ennuie. C’est paresseux. S’il n’y a pas plus d’effort à faire en tant que metteur en scène que d’aller acheter un plafonnier chez Ikea…


Mention assez bien



Les mises en scènes sobres sont en général un bon véhicule pour les grandes distributions, quand les interprètes peuvent focaliser sur eux toute l’attention, quand une mise en scène trop riche serait une distraction fâcheuse. De ce point de vue, Kosky et son minimalisme avaient aussi placée la barre un peu trop haute. La Philharmonie de Zürich est efficace, Markus Brück tient bien son rôle en Macbeth, sans briller. Le rôle de Lady Macbeth est quant à lui difficile, les quatre airs du rôle faisant appel à des registres très différents. Tatiana Serjan force un petit peu dans les vocalises de son premier air, mais se tire très bien des autres morceaux de sa partition, nettement plus beaux. Pavol Breslik est un très bon Macduff. Wenwei Zhang, que j’attendais de retrouver avec impatience depuis Aïda, est sous-exploité. On pourra faire le reproche à Teodor Currentzis de ne pas être parvenu à faire réellement vivre la partition : musicalement, Macbeth est marqué par une tensions constante, un rythme vif, qui maintient ses personnages sous une forme de pression. On aurait aimé entendre un peu plus de cette tension, un peu plus d’élan, même si l’interprétation n’a toutefois rien de vilain. Ce qu’il y a de vilain, par contre, c’est le chœur de l’Opéra de Zürich, pas net, mal ajusté et peu audible.


À minima



Faut-il ou non aller voir Macbeth ? Difficile de répondre. La mise en scène a un parti-pris intéressant, de bonnes idées, mais qui sont malheureusement sous-exploitées au profit de gadgets sans intérêt, et est sinon très pauvre en dehors de son idée de départ. Musicalement, ce n’est ni mauvais ni brillant, on a plaisir à écouter Tatiana Serjan passé son premier air. Ce n’est pas indispensable, ce n’était pas une mauvaise soirée pour autant. On ressort simplement déçu, après une production où le metteur en scène confond sobriété et paresse intellectuelle, et coupe son effort à mi pente quand bien même il faisait montre d’un bon potentiel.



Swann


mardi 15 septembre 2015

Verdi - Aïda

Opéra en 4 actes de Guiseppe Verdi, sur un livret d’Antonio Ghislanzoni

Direction : Renato Palumbo – Mise en scène : Tatjana Gürbaca

Opernhaus Zürich, 12 Juin 2015




Même si l'Opernhaus ne semble pas vouloir le reprendre pour le moment, il me semble de bon ton de proposer un contre-point à ma critique très différente d'Elektra, afin de donner une idée du type de critique que l'on trouvera ici.

Cette première critique sera donc consacrée à ce qui semble être le marronnier historique de l’Opernhaus de Zürich, lequel en monte une nouvelle mise en scène par an, à savoir un opéra de Verdi. Aïda, un de ses opéras les plus populaires, les plus « grand-publics » si l’on peut dire, semblait être une bonne introduction.

L’aspect grand-public d’Aïda était néanmoins tempéré, dans cette mise en scène, par un grand minimalisme, qui contraste avec les mises en scènes plus classique de l’œuvre : des décors et costumes modernes, simples, et, audace, pas de défilé pour la célèbre marche triomphale. Apparemment, lors de la première, le public siffla la mise en scène du fait de l’absence de défilé, de costumes bigarrés, d’obélisques et autres éléphants. Malgré cette économie d’effets et d’éléphants, je trouvais la mise en scène ainsi que l’interprétation tout à fait plaisante.

Triangle amoureux chez Ramsès


Avant d’entrer plus dans le détail, donnons d’abord quelques clefs sur l’intrigue. Ce ne sera pas long, un triangle amoureux tragique assez banal au temps des pharaons : Radamès, général égyptien, aime Aïda, esclave éthiopienne, et vice-versa. Amneris, aime Radamès, mais, la pauvre, ce n’est pas réciproque. Amonasro, roi d’Ethiopie, et père d’Aïda, contraint cette dernière à manipuler le brave Radamès afin de lui faire divulguer des secrets militaires. Pris en flag’, Radamès est condamné, malgré les appels à la clémence d’Amneris toujours amoureuse, à être emmuré dans une crypte pour haute-trahison. Seule dans la crypte, Radamès y découvre Aïda, qui a souhaité mourir avec celui qu’elle aime. Les deux amants expirent donc, enfin réunis dans la mort, pendant qu’Amneris, pas rancunière, implore pour eux la paix éternelle.

Aïda est sans doute plus considéré comme un opéra « en costume », se prêtant bien aux décors égyptisants et aux scénographies monumentales (cherchez « Aïda stade de France » sur YouTube pour vous faire une idée). Pourtant, j’ai apprécié la sobriété de la mise en scène moderne de Tatjana Gürbaca, qui offre une approche intéressante de l’œuvre, même si elle s’accorde parfois quelques facilités dans la modernisation. L’opposition entre Egyptiens et Ethiopiens est représentée en campant les Egyptiens en caste bourgeoise isolée, hiérarchisée, un peu désœuvrée, quand les Ethiopiens sont représentés comme une population à la fois plus pauvre, mais plus homogène, plus solidaire. Le sous-entendu est que la victoire des Egyptiens est due non pas à une plus grande valeur martiale, mais de meilleurs moyens. On admettra que la lutte des classes comme métaphore de la lutte entre Egyptiens et Ethiopiens n’est pas une idée follement originale, mais elle est ici utilisée de manière efficace. Radamès fait aussi les frais de la relecture, le héros tragique étant bien un commandant et stratège doué, mais représenté sous la forme d’un technocrate certes zélé, mais sans charisme, simple rouage de la mécanique d’Etat (tout comme d’ailleurs le grand prêtre Ramphis), homme de dossier et de théorie plus qu’homme d’action et meneur d’hommes. De retour de la guerre, il se soustrait donc au défilé de son armée victorieuse, qu’il regarde à la télévision en noyant ses traumas à pleins verres de Jeannot le Marcheur. Sinon, on pourra reprocher à la mise en scène quelques vagues métaphores un peu clichées et sans grand intérêt évoquant l’actualité récente, inutiles mais heureusement sans grand impact.

Espace, lumière et décombres


Le décor de Klaus Grünberg, pour épuré qu’il soit, exploite de belle manière l’étroite scène de l’opéra de Zürich : pour les deux premiers actes, une série de toiles permet de délimiter un intérieur à l’avant de la scène, figurant le palais. L’éclairage (Grünberg aussi) permet de jouer avec la transparence des toiles, ce qui laisse les possibilités « d’ouvrir » la scène sur le chœur, placé à l’arrière-scène. Les jeux de lumière sont aussi utilisés pour ouvrir une fenêtre sur de petites scénettes en arrière-scène, qui permettent de résumer la guerre entre Egyptiens et Ethiopiens, un effet très réussi.

Dans la deuxième partie, qui chronique la chute de Radamès, le plateau est laissé entièrement ouvert, éclairé, entièrement nu à l’exception d’ottomanes répartie çà et là. Contrastant avec l’intérieur chaud de la première partie, le décor est donc plus froid, plus sombre, plus hostile aux personnages esseulés sur la scène, et où la trahison de Radamès ne peut que se produire aux yeux de tous. Enfin, sans doute la meilleure idée de mise en scène, en réponse à Amneris maudissant les prêtres qui viennent de condamner Radamès, le ciel semble s’ouvrir et des monceaux de ruine s’abattent soudainement sur la scène, joli point d’orgue au procès de Radamès. Cela transforme aussi immédiatement le décor pour le tableau final de la crypte, paysage désormais lunaire éclairé d’une lumière blanche de plus en plus blafarde, qui s’éteint ensuite lentement, tandis que soudainement vêtue de noir, Amneris accompagne par son chant les amants dans la mort.

Seule petite faute de goût, le plateau est incliné de 10 degrés dans la deuxième partie, et entre la pente et les débris, les personnages passent la plupart de leur temps à regarder leurs pieds pour ne pas glisser, ce qui nuit quelque peu à l’intensité dramatique.

Des héros au second plan


En ce qui concerne l’interprétation, la Philharmonie de Zürich et le Chœur de l’Opéra, dirigés par Renato Palumbo fournissent une belle interprétation de la partition, malgré parfois quelques légers problèmes d’équilibre entre l’orchestre d’un côté, le chœur et les interprètes de l’autre.
La distribution, dans l’ensemble bonne, souffre tout de même de quelques soucis. Le principal problème vint avant tout de Radamès, interprété par Aleksandrs Antonenko, qui sonna passablement enrhumé pendant les deux premiers actes, avec un niveau qu’on qualifiera gentiment de juste passable.  Après l’entracte toutefois, Antonenko semblait métamorphosé et délivrait jusqu’au final une très belle prestation. Dans le rôle d’Aïda, Latonia Moore propose une interprétation efficace,  bien que parfois un peu juste sur les passages les plus techniques, mais manquant terriblement d’émotion.

Et c’est mon principal reproche, les deux interprètes principaux m’ont tous les deux frappés par leur cruel manque de charisme. Pour Radamès, le choix de la metteuse en scène d’en faire un personnage un peu falot, un demi-héros fatigué, y joue pour beaucoup. Surtout, en banalisant les personnages, en enlevant à Radamès toute stature héroïque, il ne reste à voir que la médiocrité du livret, dans lequel Radamès est un personnage somme toute assez peu crédible et pas très malin : son sort est bien triste, mais soyons francs, il l’a tout de même bien cherché !

A l’inverse, les personnages d’Amonasro et Amneris m’ont tous deux semblé beaucoup plus intéressant, particulièrement Amneris, emprisonnée entre son amour pour Radamès, sa jalousie envers Aïda et son dépit de ne pas être aimée. Andrzej Dobber, dans le rôle d’Amonasro, joue à la perfection le rôle classique du méchant baryton, dur, manipulateur sans pitié. Quant à la mezzo-soprano Veronica Simeoni, elle interprète avec un grand talent et une grande conviction le rôle d’Amneris. Surtout, par rapport aux deux rôles principaux, Dobber et Simeoni incarnent leur personnage et jouent leur rôle de manière beaucoup plus engagée et convaincante : l’Amneris de Simeoni suscite bien plus d’émotions que l’Aïda de Moore.

Enfin, les interventions de Wenwei Zhang (basse) dans le rôle du grand prêtre Ramphis viennent rythmer avec une grande solennité le déroulement de la pièce. Comme Radamès, Ramphis sert l’Etat, son rôle étant d’informer les personnages et d’appliquer la loi, et une certaine connivence semble exister entre eux au début de l’opéra. Cependant, au contraire de Radamès, il ne s’implique jamais personnellement, si ce n’est une fois, pour conseiller à Radamès de suivre sa raison plus que son cœur, conseil qui restera ignoré. Ramphis devient donc finalement non plus un agent de la loi, mais l’incarnation même de la Loi et du destin tragique, car c’est lui qui, tout au long de l’œuvre, fait avancer les situations. Ramphis est ainsi un personnage fort de l’opéra, dont les interventions servent toujours de charnière au déroulement de processus tragique, il mérite donc un interprète capable de l’intensité et la gravité nécessaire au rôle : toute l’intensité dramatique du jugement de Radamès repose sur les apostrophes, répétées toujours plus fort, de Ramphis (« Radames… Discolpati ») que Zhang délivre avec une autorité et une maîtrise parfaite, comme le reste de sa partition.

Pour conclure, malgré quelques faiblesses pardonnables, l’Opéra de Zürich proposait une belle reprise d’Aïda. Si la mise en scène moderne a pu décevoir par son minimalisme, et s’accorde quelques facilités, elle offre une lecture intéressante. Sans être exceptionnelle, l’interprétation était bonne, voire excellente pour les rôles d’Amneris et Ramphis, même s’il est regrettable que leurs interprètes, Veronica Simeoni  et Wenwei Zhang, dans le rôle des deux seconds couteaux, éclipsent sur tous les plans les deux interprètes, un peu fades, d’Aïda et Radamès.

Swann