Musiktheater en 5 parties de Wolfgang Rihm d'après Heiner Müller (1987)
Direction : Gabriel Feltz - Mise en scène : Sebastian Baumgarten
Opernhaus Zürich, 11 février 2016
Hamlet II (Anne Ratte-Polle), Hamlet III (Scott Hendricks) et Hamlet I (Matthias Reichwald) - Crédit photo : T + T Fotografie - Opernhaus Zürich |
Si par certains
angles, l’Opernhaus peut apparaître comme terriblement casanier (avec sa
production annuelle de Verdi), force est de reconnaître qu’Andreas Homoki et
son équipe font régulièrement montre d’un certain courage dans la
programmation : on pouvait, comme la NZZ
am Sonntag, trouver que programmer 12 représentations d’Il viaggio a Reims, un opéra mineur et
oublié de Rossini, était économiquement périlleux, surtout en confiant la mise
en scène à un clown de la trempe de Marthaler, mais indéniablement, le coup
d’éclat de cette saison est la nouvelle production de la Hamletmaschine de Wolfgang Rihm. Une audace hélas injustement boudée
par le public, la salle étant loin d’être pleine au début de la représentation,
et l’étant encore un peu moins une fois la dernière note jouée. Car Die Hamletmaschine est sur tous les
plans un ovni qui ne se laisse pas facilement approcher, à la filiation
remarquablement complexe. A l’origine se trouve évidemment La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark de William
Shakespeare, créée aux environs de l’an 1600.
Il est délicat
d’écrire sur Hamletmaschine, ce qui
explique (avec ma fainéantise) le temps qu’il m’a fallu pour finir cet article
qui arrive bien tard, mais il me paraissait inconcevable de ne pas mettre par écrit
mes impressions sur l’un des moments les plus intéressants de la saison à
l’Opernhaus.
« J’étais Hamlet »
Sur la couverture de
mon exemplaire d’Hamlet, on trouve
cette citation très à propos de Kenneth Branagh : « It has everything
– intrigue, romance, politics, violence, revenge, jealousy, wit. It plays
itself out on such a grand scale ». Il y a tout dans Hamlet, et le
matériel suffirait pour tout autre dramaturge à 10 pièces, Shakespeare n’a pourtant
besoin que d’une histoire, d’un personnage, une pièce. Hamlet offre donc d’innombrables possibilités de lecture, ou de
relecture : Tom Stoppard par exemple en tire une réflexion sur le théâtre,
le destin, le libre-arbitre dans Rosencrantz
et Guildenstern sont morts (je recommande l’adaptation cinématographique que
Stoppard en fit, avec de jeunes Tim Roth et Gary Oldman).
Hamlet pourrait donc être la pièce ultime, universelle, si elle nous était
entièrement compréhensible : outre la longueur, la complexité de la pièce
et du texte en elle-même, les erreurs de transcriptions, les divergences entre
les transcriptions, les expressions idiomatiques disparues font que le texte
original est difficilement intelligible dans son entièreté, et traduire
fidèlement Hamlet une tâche
impossible.
La pièce Hamlet-Machine (1977) du dramaturge
est-allemand Heiner Müller est ainsi une sorte de « traduction
alternative », une autre manière de présenter Hamlet : plutôt que de tendre à restituer le texte aussi
fidèlement que possible, le condenser, le réduire à ses éléments constitutifs,
et replacer ces éléments dans le contexte politique et culturel contemporain. Heiner
Müller écrivit Hamlet-Machine après
avoir livré une traduction « conventionnelle » de la pièce en
allemand pour le metteur en scène Benno Besson. Hamlet-machine se condense en 9 pages vives, violentes, mélangeant
anglais et allemand. 9 pages qui suffisent à embrasser l’ossature et les thèmes
d’Hamlet, à le mettre en regard de
l’époque contemporaine, à questionner le rôle de l’artiste face au politique et
face à la société. On ne peut guère être exhaustif sur les sujets qu’aborde la
pièce, tant les 9 pages qui la composent sont extraordinairement denses.
Evidemment, une telle densité passe par une structure théâtrale très atypique,
sans construction classique ni intrigue conventionnelle. Hamlet-Machine est une pièce tout à fait particulière, qui reste la
pièce la plus jouée d’Heiner Müller, une des figures les plus importantes de la
littérature allemande au vingtième siècle.
Victime de la censure
en Allemagne de l’Est, Müller connait principalement le succès à l’Ouest, et la
première d’Hamlet-machine a lieu en
France avant d’être jouée dans le reste de l’Europe de l’Ouest et aux
Etats-Unis. C’est aussi à l’ouest du rideau de fer qu’il verra sa pièce adaptée
sous forme d’opéra, son compatriote ouest-allemand Wolfgang Rihm écrivant le
livret et composant la musique, entre 1983 et 1986, d’un « Musiktheater en 5 parties », die Hamletmaschine. La première a lieu
en 1987 à Mannheim.
Opéra total
Paradoxalement, il est
amusant de constater que l’opéra post-moderne de Wolfgang Rihm est finalement
assez proche sur la forme du semi-opéra pré-moderne qui émergea en Angleterre
peu après Shakespeare, et que j’évoquais dans ma critique du lamentable King Arthur il y a quelques temps. En
effet, die Hamletmaschine mélange les
genres, puisque la distribution inclut rôles chantés, rôles parlés, chœur,
orchestre classique, sons électroniques, percussionnistes sur scène et dans les
loges d’avant-scène. Wolfgang Rihm a transposé le texte de Müller en une œuvre
courte, d’environ une heure et demi. Le travail d’adaptation musical est d’une
grande intelligence : le caractère haché du texte de départ est rendu par
une alternance entre parties orchestrales classiques d’une grande élégance, et
assauts des différents jeux de percussion pour marquer les abrupts changements
de direction du propos, sans que ces contrastes ne créent pourtant de
dissonance. Wolfgang Rihm utilise aussi la dispersion spatiale des différents
instrumentistes tout autour de la scène pour construire d’intéressants effets
sonores. La partition est équilibrée et élégante, tout en collant pourtant à un
texte singulièrement brut.
A la baguette, Gabriel
Fetz conduit les musiciens et la distribution avec maîtrise, maintenant un
juste équilibre entre les différentes parties, et conservant la cohérence d’une
partition tortueuse et complexe. Des deux chanteurs, la soprano Nicola
Beller-Carbone (Ophelia / Elektra) est excellente et interprète ses airs,
points singuliers de la partition, avec une grande beauté. Le baryton Scott
Hendricks (Hamlet 3) est musicalement moins remarquable, même si son rôle
implique presque moins un travail musical qu’un travail d’acteur, ce dont il
s’acquitte très bien. Sur le plan musical, c’était donc une partition que j’ai
découvert avec plaisir et intérêt dans l’interprétation qu’en donnait
l’Opernhaus. Néanmoins, dans die
Hamletmaschine, il est presque vain de mettre l’aspect musical à part,
quand celui-ci n’est qu’une petite partie d’un spectacle beaucoup plus large et
global.
Trois personnages en quête d’auteur
Hamlet n’est pas à
strictement parler un personnage de die
Hamletmaschine, puisqu’il y a trois interprètes, un baryton (Hamlet III,
Scott Hendricks) et deux acteurs (Hamlet I & II, Matthias Reichwald et Anne
Ratte-Polle) qui se définissent durant la pièce comme Hamlet, ou bien se
présentent comme l’interprète d’Hamlet. La première ligne est d’ailleurs
« J’étais Hamlet », et le reste de l’œuvre fait évoluer les trois
personnages à plus ou moins grande distance du rôle d’Hamlet, selon les enjeux
de chaque partie.
La première partie est
un condensat de la pièce originale, montrant les motivations profondes du
personnage, guidé par le sentiment d’injustice devant le meurtre impuni de son
père, et le dégout devant le remariage incestueux de sa mère avec le frère du
roi défunt. Une lecture intéressante, puisqu’elle consiste à n’exposer que la
situation de départ, les motivations des personnages. Les péripéties, la
tragédie, n’ont finalement pas besoin d’être montrées, elles sont une suite
logique que nous connaissons ou pouvons deviner.
La seconde partie
intègre Hamlet au contexte politique
de son époque, en montrant Hamlet
comme un combat entre les structures établies, « les ruines de la vieille
Europe », l’émergence de nouvelles idées politiques, les luttes politiques,
le terrorisme d’extrême gauche. Jamais mentionné directement, l’opposition
est-ouest est évidente en sous-texte. De manière intéressante, Müller ne porte
pas de jugement, mais offre plutôt des pistes, des similitudes ou des
possibilités d’associations entre la pièce et le monde contemporain. C’est sans
doute la partie qui a le plus mal vieilli, car se référant à un contexte
culturel et politique extrêmement précis, très spécifique à l’Allemagne des
années 1970, et que les bouleversements de la fin du vingtième siècle ont rendu
caducs : si nous savons encore ce qu’était la Fraction Armée Rouge, ce qu’elle
a représenté est déjà moins clair, beaucoup ne la connaissent déjà plus que par
les livres d’histoire, et une photo d’Ulrika Meinhof a une puissance
d’évocation quasiment nulle comparée à ce qu’elle prenait à l’époque. Il nous
manque désormais les marqueurs culturels, politiques de cette époque pour
réellement comprendre cette partie. Sebastian Baumgarten met à jour l’iconographie
en projetant des extraits du discours de Müller sur l’Alexanderplatz à Berlin
au cours de la chute du Mur, on a malgré cela du mal à trouver les références
nécessaires pour cette partie.
La troisième partie
est un renversement intéressant, les acteurs se morfondant de ce que
« leur tragédie n’ait pas eu lieu », Hamlet n’ayant finalement pas
été monté, et Hamlet 1, 2 et 3 se voyant refuser la dimension tragique pour
laquelle ils s’étaient préparés. Et les acteurs de se demander ce qui
adviendrait s’ils venaient à jouer leur tragédie dans le monde réel. Si les
spectateurs étaient partis se soulever contre la tyrannie, où Hamlet jouerait
son rôle ? S’attaquant au roi son oncle, à sa mère la reine et à Polonius,
ne serait-il pas du côté des révolutionnaires ? Mais en tant que prince,
que privilégié du régime, ne serait-il pas derrière ces vitres que les
émeutiers voudraient venir briser, son destin non pas le destin tragique que
lui prédit la pièce, mais celui, banal, d’un aristocrate dont on promène la
tête au bout d’une pique ? Une réflexion à la Pirandello qui s’étend au domaine
du politique, et qui, par extension, met en question le rôle des intellectuels
dans l’Etat est-allemand. Quelle est leur légitimité à se proclamer être avec
le peuple quand l’Etat les paye pour cela ?
La résolution vient finalement d’un personnage
qui évoluait jusqu’alors au fond de la scène, Ophelia (Nicola
Beller-Carbone) : personnage secondaire, victime passive, fiancée d’Hamlet
qui devient folle et meurt noyée, et qui tout au long d’Hamletmaschine était reléguée à « son » rôle, au fond de
la scène. Jusqu’à ce qu’Ophelia refuse de jouer la bienveillante victime
passive de la tragédie, se rebelle et décide d’endosser le rôle d’Electre
vengeresse et de se faire justice, à la tête de la révolution, de ceux qui tant
de fois ont poussé son personnage à la mort. Ophelia / Elektra tue les incarnations
d’Hamlet.
« How poor are they that have not patience »
Malgré quelques longueurs, il est difficile de
rendre la richesse, la densité de l’écriture d’Heiner Müller dans Hamletmaschine, et le talent avec lequel
Wolfgang Rihm l’a adaptée. En une brève heure et demi, ils nous ouvrent des
pistes de réflexions, nous suggèrent de nouvelles voies d’analyses, font
entrevoir de nouveaux enjeux aux personnages. Les rares moments d’ennui sont
plus attribuables au manque des références adéquates pour la période
d’écriture. Il y a surtout une unité entre texte, musique, mise en scène, qui
forment un tout où les responsabilités de l’auteur, du compositeur et du
metteur en scènes deviennent difficiles à séparer. Que dire donc du travail de
mise en scène de Sebastian Baumgarten, comment la quantifier ? On peut lui
faire le compliment que la mise en scène semble invisible tant elle parait
évidente, logique, l’aboutissement du livret et de la partition. Il n’a rien,
ou si peu (Hamlet 2 s’exprimant tout du long avec une voix stridente, inutile)
à se reprocher.
Assurément, Hamletmaschine
est une oeuvre difficile. Elle n'a pas été écrite pour distraire ou amuser, et porte un message assez sombre ("l'espoir n'est qu'un défaut d'information" ou "dans toutes les langues, futur se dit de la même façon: mort", peut-on lire sur la scène au fil de la pièce). Elle demande un
certain effort pour comprendre le propos d’Heiner Müller, un effort à mon sens
largement payé. Même en faisant abstraction du texte, le travail musical de
Wolfgang Rihm mérite à lui seul qu’on s’intéresse à Hamletmaschine. C’est donc un peu un crève-cœur de voir autant de
gens ne pas tenir 90 petites minutes quand on leur met quelque chose demandant
un petit effort de leur part dans les mains. Surtout quand les mêmes ont la
patience d’endurer 2 fois plus longtemps Marthaler ou Fritsch. Mais c’est vrai
que chez ces deux-là, l’intellect n’est pas vraiment stimulé.
Swann
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