Ballet de Christian Spuck, d'après la nouvelle (1817) de E.T.A Hoffman (2006)
Musique de Robert Schumman, Alfred Schnittke et Martin Donner
Direction : Riccardo Minasi
Ballet Zürich, 4 juin 2016
Crédit photo : Judith Schlosser - Opernhaus Zürich |
En un mot : répétition
La saison touchant à
sa fin, nous découvrons désormais les dernières productions de l’Opernhaus
avant l’été. Après les deux adaptations du Wozzeck de Büchner par Christian
Spuck, directeur du corps de ballet, et Andreas Homoki, intendant de l’Opéra,
c’est un nouveau duel à distance qui se joue pour la conclusion de la saison.
Si j’admets être inquiet pour la production d’I Puritani de Bellini par Homoki après ma déconvenue sur son Wozzeck
en début de saison, la chorégraphie que Spuck avait tiré du même sujet me
rendait impatient de découvrir son Sandmann
qui clôture l’année pour le Ballet.
Cauchemars
Der Sandmann, ou l’Homme au sable dans sa traduction française, est un conte
fantastique sombre de la première moitié du XIXé siècle de l’écrivain allemand
E.T.A. Hoffman. C’est la figure ancienne du Sandmann qui sert de pivot, un
personnage des contes germaniques alors plus proche du Krampus ou du père
fouettard que du marchand de sable bienveillant que nous connaissons désormais.
Néanmoins, il n’apparaît pas en tant que personnage dans le récit.
Le héros du conte est
un étudiant, Nathanaël qui, enfant, avait été marqué par l’apparence d’un avocat
qui rendait visite à sa famille, qu’il croyait être l’homme au sable, et qu’il
rendait responsable de la mort prématurée de son père. Alors qu’il sort avec
ses amis, le héros rencontre un opticien en qui il croît reconnaître l’avocat
qui l’effrayait enfant. L’opticien lui vend une étrange lunette. Enfilant la
lunette, il voit une très belle jeune femme dont il tombe éperdument amoureux.
La jeune femme se révèle être un mannequin-automate construit par son
professeur de physique, ce que la lunette de l’opticien l’empêche de voir. Nathanaël
sombre lentement dans la folie.
J’avais dit à quel
point Christian Spuck m’avait impressionné par sa capacité à raconter par la
danse une histoire complexe. Il va sans dire que Der Sandmann était un vrai défi pour la narration : temporalités
multiples, personnages et leur doubles, illusions… Spuck ne choisit en aucun
cas la facilité. Il démontre encore une fois un grand talent de
conteur : les poses, les costumes, la scénographie, permettent de
comprendre immédiatement les situations, qui est qui, les liens entre les
personnages, dans quelle temporalité nous nous trouvons, c’est de ce point de
vue une belle réussite.
Mais peu importe le
génie de Christian Spuck dans ce domaine, la narration n’est pas l’élément
essentiel d’un ballet. Que vaut la chorégraphie en elle-même ? Mon
sentiment est nettement plus mitigé. On retrouve une structure similaire à
celle de Woyzeck, à savoir des
solistes campant les personnages d’un côté, le corps de ballet représentant
« la société », de l’autre. La différence est que le corps de ballet
est beaucoup plus présent dans Der
Sandmann, alors même qu’il a beaucoup moins de raison d’être. L’enjeu de Woyzeck est le rejet d’un homme par la
société. Dans Der Sandmann, le
conflit est intérieur, Nathanaël ne se bat que contre ses propres démons. Sans
grand lien avec l’histoire, et dotées d’une chorégraphie assez répétitive et
peu inspirée, les interventions du corps de ballet donnent vraiment
l’impression de meubler, d’allonger artificiellement la courte nouvelle
d’Hoffmann.
On retrouve aussi un
manque de tension et de rythme dans la chorégraphie, que je reprochais déjà à Woyzeck tant que la tension narrative
n’augmentait pas. On retrouve le même problème dans Der Sandmann, dans un contexte nettement plus défavorable :
une grande partie des personnages du conte sont normaux, lisses, gris : la
fiancée, les amis du héros, le héros lui-même pendant une longue partie du
ballet, sont assez mous, et la chorégraphie est à l’avenant. Oh, on ne peut
rien reprocher à Alexander Jones, impeccable dans le rôle du héros, mais hélas,
ce que Spuck lui fait danser pendant une grande partie du ballet n’a vraiment
rien de bien intéressant.
Je ne sais pas si c'est lié à l'absence du personnage de Nounours, mais j'ai connu des marchands de sable avec qui on s'ennuyait tout de même moins qu'avec Spuck |
Le seul moment qui
brise l’ennui dans le ballet, c’est lorsqu’apparaît la femme automate. C’est
alors vraiment très bon. L’automate, son créateur, l’aveuglement du héros sont
alors dépeints par un Christian Spuck très inspiré, qui nous montre la même
situation sous une multitude d’angle : l’aspect comique pour l’assistance
de cette ballerine automatique, qui s’arrête en plein milieu d’une mesure, et
qu’il faut laborieusement ramener à son point départ. La grâce et l’émotion
qu’elle inspire à l’étudiant, qui à travers sa lunette ne voit pas l’automate
derrière la grossière forme humaine. Les ruptures dans les mouvements de
l’automate, qui brisent l’illusion pour tous sauf pour l’étudiant. A cela
s’ajoute la fantastique interprétation d’Anna Khamzina : le caractère
d’automate n’est pas représenté par de simples poses ou mouvements figés, saccadés,
c’est une interprétation bien plus subtile, qui fait apparaître dans l’élan
d’une série de pas, d’une foulée, d’une pointe, une soudaine crispation, une
accélération soudaine, mais jamais d’arrêt complet : quand l’automate
s’arrête, il continue sur son élan quelques pas, les membres oscillent sur
leurs articulations quelques instants. On croit vraiment voir comment danserait
une mécanique.
C’est hélas une
parenthèse bien courte qui arrive bien tard, et l’élan retombe juste après,
menant à un final confus. Il y a bien quelques autres moments d’intérêt, le
cauchemar du héros, les retours en arrière durant l’enfance de Nathanaël, mais
l’ennui et l’indifférence dominent une majeure partie de la représentation. Ce
qui chagrine toujours avec des danseurs de ce talent. A part Wei Chen, qui en
fait sans doute un peu trop dans son personnage de l’avocat Coppelius, par
contraste avec un Manuel Renard plus mesuré mais tout aussi inquiétant en Coppola
l’opticien, la distribution est irréprochable, voire géniale quand elle dispose
d’une chorégraphie intéressante.
Woyzeck, deuxième partie
Se dessine aussi
nettement un désagréable sentiment de déjà-vu par rapport à Woyzeck. On retrouve deux histoires
assez similaires, avec des personnages proches aux rôles similaires dans le
récit (un personnage principal qui glisse dans l’isolement et la folie, des
amis, des notables). Dans les deux adaptations, on retrouve les mêmes tableaux,
les mêmes situations, chorégraphiés et mis en scène de manière similaire. Le
corps de ballet figurant les gens normaux. Le héros s’attaquant dans les deux
ballets à sa fiancée puis finissant au sol dans un cercle de lumière blafarde.
Les notables tourmentant le héros. On a l’impression d’assister à un mauvais
remake de Woyzeck plutôt qu’à une
œuvre originale et distincte.
Finalement, la
principale erreur de Christian Spuck vient peut-être du choix de son sujet. Il
est évident que Der Sandmann est
difficile à transcrire en ballet, et Spuck relève le défi brillament, mais ce
challenge a peut-être éclipsé les qualités intrinsèques du texte original pour
une adaptation. Sur une scène, on attend d’un récit un certain schéma, une
structure fermée avec une résolution et une fin établie. Or on se trouve dans
un récit fantastique qui laisse une fin ouverte, qui ne cherche volontairement
pas à expliquer, à dénouer, à résoudre. Der
Sandmann est de fait une sorte de précurseur pour les nouvelles d’Edgar
Allan Poe (La chute de la maison Usher,
La barrique d’amontillado) ou plus tard de Dino Buzatti (L’Ascenseur), la clef réside dans la
puissance d’évocation de l’écrit et laisse le lecteur avec un mystère irrésolu
et un malaise persistant. Ce schéma fonctionne nettement moins bien sur une
scène, sur laquelle les interprètes montrent
plutôt qu’ils n’évoquent. Enfin,
dernier point, le texte original est court, et une fois les détours du récit
décantés, l’action est assez sommaire, ce qui laisse un matériel relativement
réduit à adapter.
Peut-on donc adapter Der Sandmann ? Contre toute
attente, oui, et c’est tout à la gloire de Christian Spuck. Était-ce une bonne
idée ? Probablement pas. Ainsi se termine donc la saison 2015-2016 pour le
ballet, malheureusement sur une déception. Christian Spuck garde son talent de
conteur, il est dommage qu’il soit si inégal dans ses chorégraphies, capables du
meilleur comme du quelconque, mais les nombreuses redites rendent la déception
plus amère. On espère simplement que Spuck ne se mettra pas en tête d’adapter La Métamorphose de Kafka : certes,
c’est le genre de récit qu’il aime bien adapter, mais le héros reste caché sous
son lit tout du long. Un challenge de taille pour un chorégraphe, même pour
Spuck.
Swann
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